James Bond, vous connaissez?

par Rayane Chraiti et Philippine Coutau · 12.07.2019

Après être sorties d'un nuage, nous nous étirons au soleil en admirant la vue. Un homme à casquette et voiture blanche s'arrête. Il nous offre du pain et du fromage, nous indique notre route et s'en va courir dans l'herbe fraîche. Deux heures plus tard, à Kelishom, quelle ne fut pas notre surprise de croiser à nouveau ce monsieur voulant à tout prix nous aider, malgré le fait que tout aille parfaitement bien, qu'on ait une carte, de l'eau, tout ce qu'il nous faut, merci bien! On se débarrasse de lui après une quinzaine de minutes de négociation ardue pour pouvoir continuer notre chemin tranquillement. 

Au sortir du village, deux militaires en voiture nous interpellent, nous assurent que la route est trop dangereuse pour nous et que les loups rôdent. Un peu énervées par tous ces gens qui nous empêchent d'avancer et qui nous suivent, nous nous lançons dans le brouillard. La voiture des militaires nous dépasse et s'arrête pour nous attendre à nouveau. Une douce odeur d'herbe émane de l'intérieur. "Khatar, khatar" (danger, danger) nous disent-ils. On continue tant bien que mal, très peu rassurées par ces hommes qui ne nous lâchent pas et nous croient incapables. 

 

Le matin à Ali Va, le paysage est blanc. Il a neigé toute la nuit. La reprise est rude mais l'on persévère. Nos roues embourbées dans la boue, les chèvres nous dépassent. Il neige de plus en plus fort et la visibilité est toujours plus faible.
Soudain, un torrent barre notre passage. On étudie attentivement toutes les possibilités pour le franchir. On plonge nos mains dans l'eau glacée avec l'espoir de construire un pont de pierre, on escalade les collines enneigées pour voir si l'on peut traverser en amont...
Après une heure de tentatives avortées nous sommes trempées et nous nous résolvons à traverser les pieds dans l'eau.
La neige tombe de plus belle, nos habits gèlent en un mélange intéressant de glace et de boue, une interminable montée nous attend. 

Dans un silence ouateux, un loup passe. Il se retourne avant de s'enfuir.
On se met alors à chanter très fort et pédaler très vite. "Le temps est bon, le ciel est bleuuu..." dit la chanson. 

Nous arrivons enfin à un Tarik Derreh, une famille nous accueille avec empressement. Jamais la kuchole et le panir ne furent si doux.
La mère, seule avec deux jumeaux d'un an et demi et deux autres enfants, nous reçoit comme invitées d'honneur. Elle refuse tout d'abord notre aide, puis accepte, lessivée par son travail à la ferme, la maison et les enfants à gérer. Elle en fait au moins quarante mais n'a que vingt-huit ans. L'école ne commençant qu'à sept ans, les enfants restent à la maison toute la journée devant la télévision, un schéma que l'on a vu se reproduire bien souvent. Entre des dessins animés sont diffusées des émissions où des enfants chantent le bonheur de la religion et l'épanouissement du fervent croyant. 

Il neige, il neige encore le jour suivant, le village comme un désert blanc, perdu dans le reste du monde. Alors deux hommes aux lunettes noires qui n'arrêtent pas de nous montrer les messages angoissés d'un inconnu parlant de nous, avancent un téléphone sous nos yeux. "Reporters are coming for you, be ready". 

Dans une salle, quinze hommes boivent du thé et les questions fusent - une cacophonie de farsi teintée d'anglais.
Le président de Lamaydan garantit à Lamaydan news TV par notre interview sensationnelle ("How are the people of Lamaydan?...) que Lamaydan est une superbe région! Les quinze hommes mettent nos vélos dans deux pick ups pour nous sauver, nous, pauvres touristes égarées.  Sans trop avoir le choix, nous acceptons le lift et arrivons dans un restaurant vide après un interrogatoire dissimulé sous une apparente pure curiosité. On nous sert un festin dont personne ne semble régler l'addition. L'interrogatoire continue jusqu'à Janlah et la splendide maison d'hôtes de Silas, une ancienne maison de maître, colonnes, boiseries, chevaux, rizières, roses, petit lac privatif, tracteur - on en oublie l'Iran un instant. Dans l'atelier de Mila, sa femme, nous attend un grand homme à la serviette noire. Il se présente avec un grand sourire comme journaliste pour l'Agence de Presse de la République Islamique. Toujours en souriant, il nous propose une nouvelle interview dans lequel il nous faudrait vanter les mérites de la province de Naliga au Monde, ainsi que sa sécurité inégalée. 

Pour des raisons éthiques tout à fait personnelles, nous refusons. 

Silas nous fait comprendre en allemand (il est autrichien) que cet homme fait partie des services secrets. On sourit alors d'autant plus en déclinant très poliment. Le président de Lamaydan, qui dit nous considérer comme ses filles, boude en agitant les pieds sur son tabouret. Il tripote ses mains et sa bague n'arrête pas de passer d'un doigt à l'autre. Le traducteur sourit. On sourit encore. Silas lance une conversation sur Nietzsche et Strauss.Tout le monde sourit. On respire. Le journaliste s'en va après une splendide conclusion sur la cuisson des spaghettis.
Plus tard, autour d'un schnitzel et d'un verre, Silas nous montre une photo de nous, entourées de chèvres que les deux messieurs aux lunettes noires avait prise à Tarik Derreh. Nous apprenons donc que cette photo a été diffusée sans notre accord sur un canal Télégram dans toute la région, dans tout le pays. 

En témoigne les messages surpris de nos amis de Téhéran, Isfahan et Ferney-Voltaire l'ayant reçue. Force déduction et wifi, nous comprenons enfin le pourquoi du comment. L'homme tombé du ciel avec sa kuchole et son fromage qui couine a pris notre sort très à cœur. Décidant arbitrairement que nous étions en danger, car nous ne sommes, il est vrai, que de faibles femmes, Youri - c'est son nom - avait alerté les autorités locales, gouvernementales et le croissant rouge les implorant de nous suivre. Il diffuse ses messages sur des chaînes qui atteignent toute la région afin que partout nous soyons protégées. Cet Youri, héros auto-proclamé de la situation, nous informe gentiment par WhatsApp qu'il n'arrêtera de nous suivre avant notre départ. Merci Youri ! 

Silas, véritable cowboy de l'Oklahoma, nous fait vivre deux jours autrichiens en Iran, dansant, chantant, remplis de belles et libres discussions tout en nous répétant à tout bout de champs que nous sommes ses special guests et que tout sera very cheap. On se sent at home sur nos légers futons à même le sol.

Dans la rue, tout le monde salue Silas Et sa grosse jeep. Silas a pleins de very close et very rich friends. Il nous rassure cependant en nouss disant que ce n'est pas car ils sont rich que ce sont ses friends et se procure TOUT avec une facilité déconcertante. Il a d'ailleurs acheté récemment une ânesse vierge dont la shit is good for the health (à appliquer sur les plaies, agit comme antiseptique).
Malgré ces jours bucoliques, nous flairons la courge dans le pâté. 

Combien cela va-t-il coûter? Very cheap very cheap! Un million!
Un million ? Seulement? Soulagées, on lui tend le billet équivalent à 8 euros (un prix plus que correct pour l'Iran).
Il éclate de rire en imitant le bruit d'un pet. No no no, one million toman! Blêmes, on rajoute un zéro à l'addition, 80 euros, soit le budget d'une semaine. Impossible de négocier le prix, on préfère rester en de bons termes avec ce genre de personnes.
Il repart tout content et nous un peu moins après s'être fait avoir comme des débutantes.

Sur le chemin vers Racht, on voit des rizières, des montagnes, des rizières, des gens avec des grands chapeaux travaillant dans les rizières et des rizières. On murmure souïsse souïsse sur notre passage quand on traverse un marché. Deux hommes nous interpellent: souïsses de Tarik derreh? Angoisse. On s'éloigne au plus vite.

Un comité d'accueil Kaki nous attend à l'entrée de Racht. Contrôle des passeports et photos de nos têtes sous le casque. Sinon, Racht est une jolie petite ville avec de merveilleuses pâtisseries, une belle ambiance et un marché où vendeurs chantent leurs légumes et les chats salivent devant les poissons.
 

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