Valse avec Tashkent

par Elias Giudici et Michael Gowen · 23.09.2019

On est un peu déçus de ce qu’on a vu jusque-là je crois. Il y a comme un sentiment de désillusion depuis qu’on a traversé la Caspienne. Nous sommes toujours plus loin à la recherche de cet orient qu’on avait imaginé. A la place, on y voit que trop une version aseptisée et remodelée tant par l’URSS que par le gouvernement actuel. C’est pour sûr très fascinant mais un peu déroutant quand même. On n’imaginait pas autant ressentir l’impact de l’Union Soviétique, et surtout en Ouzbékistan. C’est beaucoup dans les détails.
Les noms de rues toutes semblables, le chemin de fer et les routes vétustes du Karakalpakstan, la désolante Mer d’Aral et cette tendance irritante qu’ont les choses ici à se répéter sans fin. Deux ou trois marques de cigarettes, une marque de chips et de chewing-gum, les mêmes plovs et les mêmes chachliks, les mêmes Chevrolets blanches dans les mêmes stations de méthane encore et encore.

Arriver à Tachkent était un vrai soulagement. Nous avons pris le TGV pour venir jusqu’à la capitale. Puis le métro pour nous rendre à l’adresse. En sortant à la station Minor, j’ai su très vite qu’on allait bien aimer cette ville. Il y a des gens qui vont et viennent. Certains au téléphone, d’autres avec des sacs dans les mains. Des gargotes fument, çà et là dans la rue que les phares des voitures et les lampadaires illuminent. C’est le soir, il y a du monde, il y a de la vie.

On est bien content d’avoir notre chez-soi l’espace d’un instant. Ça faisait longtemps que ça n’était pas arrivé. Depuis Istanbul en fait. Un appartement au 7ème étage d’une curieuse tour d’habitation en béton de l’ère
Soviétique sur une grande avenue d’immeubles neufs. On aime beaucoup l’endroit. Il y a quelques restaurants et magasins un peu branchés dans le coin. En bas de notre immeuble il y a « Chouf » le chat gris qui surveille, immobile, les allées et venues de tout le monde dès la tombée du jour. Tous les matins, on
va quelques mètres plus loin dans la rue pour prendre le petit-déjeuner et je n’exagère rien quand je dis que la première fois, on était émus de boire enfin un vrai café à l’italienne.

Je crois que c’est l’un des rares endroits où l’on prend le temps de s’installer et de vivre un peu. Parce qu’on prend du temps pour apprécier et parce qu’on a des choses à y faire. Il faut obtenir le visa Turkmène, le visa
Iranien, aller aux ambassades, prendre des rendez-vous et faire des démarches qu’on n’est pas sûrs de voir aboutir. On a notre rythme à Tachkent. Nos rues et nos habitudes. On a aussi nos stations de métros comme Kostmonavtlar, la station des cosmonautes avec ses fresques d’un bleu étincelant et ses sculptures en bas-relief dans le bronze à la gloire des camarades de là-haut, dans les étoiles. Le métro et ses tunnels fortifiés, sa foule muette et ses stations magnifiques comme dans un rêve oublié. On y déambule machinalement, écouteurs dans les oreilles, jetons de plastique en poche pour le prochain portail en attendant le vacarme des wagons bleus et blancs qui déboulent toujours à temps sous l’oeil attentif des gardiennes de quai et des miliciens fatigués.

Metro encore, d’Oybek à Minor. Entrer à Pushkin, sortir à Chorsu là où à peine remontés à la surface, on trouve le grand bazar sous cette énorme coupole au toit turquoise qui domine les étals en pagaille des alentours. Istanbul était notre premier grand bazar mais c’est un peu à part. On se dit, qu’ici, on voit vraiment ce que pas beaucoup de monde n’a eu la chance de voir chez nous. On espère toucher du doigt cette fameuse route de la Soie dont on a tant parlé dans notre projet. Une fois l’enceinte de Chorsu franchie, il me semble entrer dans une cité fortifiée et bien ordonnée. Ici tout a un sens, une place et une direction. Comme dans chaque bazar en fait, mais c’est tellement plus compréhensible ici qu’à Istanbul où tout ce chaos avait fini par nous donner le tournis. Ici à Chorsu, toujours ces grands blocs de pierre blanche,
carrelée et numérotée sur laquelle les bazaris exposent leur marchandise. Desgrenades et du melon. Du pain, du lait et du fromage. Des montagnes de farine, des carottes et du riz de milles sortes. Du persil et de la coriandre ou encore du raisin. Ils vendent des couleurs et des odeurs. Surtout quand on se rapproche du centre du bazar et que l’on passe par les épices : safran, piment, poivre, cumin, sésame, pavot, curry et tellement que j’oublie. Au coeur du bazar, sous la coupole principale : la boucherie ou les gens s’affairent partout pour trouver le meilleur morceau. Puis, non loin de là, les petites tchaikhanas ou l’on peut manger un chachlik ou deux avec une coupe de thé.

Ils sont étranges les bazars en Ouzbékistan. Toujours bien rangés et bien organisés. Je pense à ça appuyé sur une rambarde en observant la scène. En contrebas de moi, c’est l’extérieur du Grand Bazar de Chorsu construit sous l’URSS. Un dédale d’échoppes de vêtements et autres biens non comestibles. Comme si là, le bazar tendait à revenir à sa forme initiale. Cette séparation nette met en lumière la volonté dont on avait fait preuve ici pour ordonner tout ça. Ce que je trouve étrange car même si le but d’un bazar est d’y trouver n’importe quoi pourvu que l’on cherche, il existe là-dedans une part intégrante de désordre. Vouloir effacer cette part reviendrait alors à nier l’identité du bazar ? C’est peut-être la trace du passage des Soviétiques. Ils
avaient donc sédentarisé les nomades et nettoyé les marchés. Même si d’un autre côté, ils avaient apporté beaucoup de progrès pour les habitants, il y avait un prix à payer. C’est peut-être pour ça que nous avions de la peine à comprendre vraiment le rapport des gens ici à ce passé. En tout cas le bazar ouzbèk que je cherchais alors, je ne l’ai trouvé que dans ce tableau au Musée Savitsky de Nukus. Un endroit sombre et mystérieux. Il me semblait que cette magie a ici un peu disparu. Peut-être qu’elle existe toujours mais sous une forme complètement différente aujourd’hui qu’il m’est plus difficile de comprendre.

Les bazars ouzbèks, c’est pour moi surtout de la nourriture. On fait quand même des petites trouvailles comme les couteaux à cran d’arrêt que j’oublierai tout le temps dans ma poche au moment de passer une douane mais qui intrigueront finalement moins que l’harmonica d’Elias. Bien sûr, on aime parcourir toute cette marchandise de pièces détachées, de contrefaçons chinoises et de produits utiles. Habits et chaussures de marque, matériel de bureau, téléphones, batteries, écouteurs. Gugci, Adldas ou Pama, ça nous fait vraiment marrer tous ces faux noms mais il manque quand même cette touche d’artisanat, d’unique et de bizarre qu’on a envie de trouver. Alors ici aussi à certains égards, tout a l’air pareil. Même s’il faut reconnaître qu’un bazar en soi n’a rien à voir avec un autre quand bien même on y trouve les mêmes
choses. Et à Tachkent on trouve de tout en bazar. Chorsu et son décor imposant, celui vers le quartier de Chilonzor où l’on a flâné longtemps entre les fruits avant de boire un thé en regardant les gens choisir leur poisson, ou celui-ci encore où un fleuriste nous montrait sa collection de monnaies, là où une marchande nous offrait des biscuits alors que le soleil se couchait et que tous les vendeurs rangeaient leur étal. Une fois, on a pris un taxi pour aller loin en dehors de la ville, à Sergeli. L’immense marché aux voitures et pièces détachées. Il s’agit surtout de la marque Chevrolet ou Nexus, construites ici sous licences, dans un monopole des plus spectaculaires. A tel point d’ailleurs que ça nous ferait bizarre de voir d’autres modèles et d’autres couleurs une fois quitté le pays. Dans les allées sombres, j’avais l’impression d’être dans Star-Wars. Comme c’était la fermeture, on voyait des marchands baisser leurs stores et éteindre les lumières néons bleues, vertes ou rouges des gadgets de tuning qui trainaient un peu partout entre les pneus chinois et les sièges baquets en similicuir. Je me suis rappelé soudain l’idée folle qu’on avait eu en Géorgie d’acheter une Lada pour espérer la revendre là…

Je m’en étais un peu aperçu sur la route entre Sentyob et Samarcande mais c’est véritablement à Tachkent que l’automne qu’on avait comme fuit jusqu’alors nous rattrape. C’est agréable, on voit quand même certaines rues ici baigner de soleil en fin de journée. Tout est si calme. Des maisons de briques, des terrasses de café. Ca nous rappelle que le temps a passé.

Un jour, après nos habituels rendez-vous administratifs, nous sommes allés au zoo. On est ensuite allés au jardin japonais où nous sommes restés longtemps assis au bord du grand réservoir en rigolant et en retraçant presque toute l’année jour pour jour dans nos têtes. Comme si on dessinait un fil de soie gigantesque et précieux. Ça faisait longtemps aussi qu’on ne passait pas une journée comme ça. Une journée normale.

Le soir venu, on prend le métro encore ou le taxi sur quelques kilomètres pour remonter ou descendre les interminables avenues rectilignes de la ville et aller à l’endroit qu’on préfère quand le soleil ne brille plus : l’Irish Pub de Tachkent. Là où l’on passe parfois des heures au comptoir dans la pénombre sans parler en buvant beaucoup trop de bière ; remplir les cendriers et manger du fish and chips et des pistaches hors de prix. Elias dit tout le temps que c’était un bar « d’échoués » un peu à notre image, qui terminent invariablement ici et qui n’ont pas l’air de s’en plaindre. La musique est bonne, le barman fait un bon job et il y a toujours juste ce qu’il faut de monde pour ne pas se sentir ni trop seul, ni trop perdu. Ce bar enfumé c’est comme un tournant de notre voyage. On s’est aperçu qu’il y aurait un avant et un après, mais le plus drôle dans tout ça, c’est qu’on le sent venir. Perchés sur nos habituels tabourets, on se dit qu’après ici, tout sera différent sans vraiment savoir pourquoi.

A un moment, on pensait vraiment qu’on reviendrait à Tachkent. Pour la première fois ça me fait mal de partir. Peut-être parce que pour la première fois j’ai l’impression de laisser plus que je n’emporte. C’est comme danser et partir trop vite. 

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