Express pour Baku

par Elias Giudici et Michael Gowen · 19.01.2020

Gandja est une belle ville. Vivante mais tranquille. Lente et entraînante. Nous avons commencé notre journée sur une grande place pavée de dalles beiges et usées autour de laquelle il y a quelques vieux bâtiments aux formes anguleuses et aux coupoles de briques, un peu entre l’église et la mosquée. De là où l’on est assis, on observe le petit dôme qui abrite les bains. Les arbres jaunissent lentement avec l’arrivée de l’automne. Nous profitons de cette terrasse avec tables et banquettes ainsi que de la rumeur d’une ou deux conversations qui se fondent dans le ruissellement perpétuel de quelque fontaine alentour. Il règne ici un calme et une aisance comme celle qu’on imagine dans les mythiques jardins de Perse. Tiède et voluptueuse. Dans une ombre fragile sous l’éclat blanchi d’un soleil paresseux.

Quand ils ont mis leurs plus beaux mocassins, les jeunes garçons s’attablent ici en groupe pour fumer des Winston extra fines ou des Sobranie. Presque allongés sur les coussins, en buvant du Coca qu’ils prennent toujours soin de servir d’abord au voisin, dans de fines coupelles à thé. Ici, on est partout bien accueillis et les gens passent volontiers du temps avec nous. Comme ces trois jeunes qu’on rencontre et qui nous accompagnent pour nous montrer la ville, nous offrir du thé ou bien encore nous apprendre le lancer de couteau, dans les parcs silencieux aux abords du centre. En exprimant toujours la politesse et le respect jusque dans la manière de nous tendre une cigarette. Ils nous disent souvent que n’importe quel inconnu est un hôte, pour autant qu’il ne soit pas Arménien. Dans ce cas, il est leur ennemi car les Arméniens ont volé leurs terres et tué leurs frères, assurent-ils. Ils nous demandent alors si nous sommes déjà allés en Arménie et s’il est possible que ce soit plus beau, plus doux que l’Azerbaïdjan.

Nous partons de Gandja dans une marshrutka qui roule plus vite encore que celle en Géorgie. Elle traverse à toute allure la campagne somnolente qui glisse tout doucement dans le crépuscule. Nous remarquons parfois de grands panneaux montrant le visage d’Haydar Aliyev. Premier président du pays que son fils Ilham, gouverne aujourd’hui avec sa famille. La route va bon train. Toujours, les Lada aux teintes les plus pâles de bleu, de blanc ou de vert, sillonnent lentement les chemins. Sans paraître avoir ni origine, ni destination, comme de curieux animaux en déroute. On ne voit pas la nuit tomber et la marshrutka accélère encore, cognant si fort dans les nids-de-poule que nous bondissons de nos sièges à chaque fois.

Sheki n’est pas du tout sur la route de Baku, il faut environ six heures pour gagner ce petit village pentu au pied des montagnes du Caucase, qui nous séparent par une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau du Daghestan. Les deux, on n’avait jamais été si près de la Russie. Il fait sombre et froid, il est tard. La terrasse d’un petit restaurant borde un canal de pierre où coule une rivière glacée, non loin de l’auberge discrète où nous avons laissé nos sacs. Nous avons mangé de l’agneau bouilli, bu du thé bien chaud et fumé une cigarette avant d’aller dormir.

Le lendemain, nous disposons d’une journée à Sheki, alors nous grimpons dans les hauteurs du village, au bout des ruelles mal pavées où se trouvent le vieux caravansérail et le palais du Khan. Pour se rendre compte de la grandeur passée de cette petite ville tranquille, qui fut l’une des plus grandes et des plus rayonnantes du Caucase. Le soir, avant de repartir, on discute un petit moment avec un homme qui nous explique l’Azerbaidjan actuel, avec ses vices et ses formes. Le coût des choses, comme celui de la vie d’un homme. Il
y a des lois et des « voleurs dans la loi » ; ceux qui sont allés en prison et y ont appris la loyauté, le crime et une certaine forme de la justice. Puis sont devenus des « Vor V Zakonye » qui toujours, seront fidèles à certains principes de devoir et d’honneur. Principes qui découlent un peu des brigands du XIXème siècle. Ces voleurs dans la loi, ils auront les genoux et les épaules tatouées d’étoiles comme celles de la police au temps de l’URSS pour dire « tu peux me mettre à genoux ou bien même à terre, mais tes étoiles ne seront jamais au-dessus de moi ». 

 

Chaque région a son Vor, son voleur. Un homme craint et respecté à qui les gens s’adressent pour régler leurs problèmes ou leurs conflits, sans que la police ne s’en mêle et demande son reste. Ici, il marche dans les allées du bazar puis prête une oreille à ce qu’il se passe en ville. Car c’est en ce lieu que tout s’échange, se dit ou s’entend. Il nous raconte aussi que c’est un système qui offre une certaine garantie de justice aux habitants. Nous, on pense à l’habitant moyen qui doit être pris en tenaille entre un système mafieux et un
gouvernement corrompu. Et entre ces deux choses, il existe sans doute accords et échanges qui bénéficient à une poignée de personne dans les hautes sphères dirigeantes, qui restent envers et contre tout, intouchables et inaccessibles. L’homme de Sheki obéit à un Vor plus puissant. Celui qui porte le suffixe « Bakinsky » à Baku et qui obéit au Vor à Moscou. C’est tout un jeu d’influence dans lequel l’Azerbaïdjan est absorbé. Lui et le million d’Azéris - ou presque - qui profitent de la facilité à obtenir un permis de travail pour la Russie. L’influence du grand frère russe est ici telle qu’elle se fait sentir dans la politique, l’économie et même le crime.

Il fait de nouveau sombre et froid. C’est l’heure de partir et nous avons fait nos sacs. Un jeune garçon d’une quinzaine d’années nous aide à les mettre dans le coffre d’une Lada grinçante, qui n’indique plus la vitesse. Il conduit sans freiner, clope aux lèvres, jusqu’à la gare lointaine et esseulée au milieu de la nuit. Nous mangeons des pâtisseries sur le quai, en essayant de ne pas trop attirer les chiens errants qui, comme nous, semblent attendre l’Express pour Baku.

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