Au milieu du monde

par Elias Giudici et Michael Gowen · 27.01.2020

Réveillés par de grosses petites dames qui hurlaient en russe. On fait nos affaires en trombe, avant de rejoindre les autres passagers dans le grand salon où des soldats kazakhs distribuent les petites fiches d’immigration qu’il faut remplir. On vérifie par les hublots ; le navire est bien à quai. Nous n’avons rien entendu. Sonnés, fatigués et encore bourrés.

Une fois à terre, avec les quelques voyageurs qui comme nous, attendent de passer la douane, nous décidons de partager un taxi. L’attente est très longue. On dort sur les chaises du hall dans le terminal. Enfin, on passe des portes à sens unique et traverse officiellement la frontière du Kazakhstan. Un gros chauffeur en survêtement Adidas beige nous conduit très vite, dans une toute petite voiture où nous nous serrons les uns contre les autres. Cinq passagers avec tous nos sacs empilés. A fond sur les routes désertes en plein milieu de la nuit. Arrivés à l’hôtel, on dort devant la réceptionniste et quand enfin on a une chambre, on s’écroule sur nos lits pour ne se réveiller qu’au soir. Sans savoir ce qu’on va faire ; manger probablement. Dehors, l’air est
froid, sec et un peu sale. Il souffle une grande solitude dans les rues et les allées de cette ville. Nous portons nos vestes, nos bonnets, nos gants et marchons dans la nuit fraîchement tombée. On avance dans les rues d’Aktau pour la première fois. Elles sont éclairées très fort, d’une lumière orange et pâle, puis quand on lève la tête pour regarder au-dessus des blocs d’immeubles, il y a un ciel si sombre qu’on pourrait s’y noyer. 

Près d’une rue passante où vont se promener quelques couples, il y a une allée qui passe entre les haies et les maisons. Elle se prolonge et s’assombrit encore et encore. Le chemin étroit s’ouvre d’un coup et la vue se dégage. Le sol passe du béton au sable. Il n’y a plus de maisons à partir d’ici et le sable s’étire encore, jusqu’à la Mer Caspienne qui s’écrase sur la plage en grosses vagues rampantes. Les lumières de la ville s’évaporent derrière nous. Devant, l’eau gris foncé ne porte rien, sur cet horizon qui se détache mal du ciel bleu épais comme de l’encre. Ça fait très loin de chez nous. Et on regarde là-bas, vers la rive d’où l’on est venu.

Sur le bateau, il faisait nuit noire quand on sortit de la cale. Le Professor Gül voguait depuis un moment déjà. Seule lumière sur l’eau. En remontant sur le pont inférieur, nous étions complètement ivres. Nous marchions, tordus en s’accrochant aux rambardes pour ne pas chuter dans les escaliers de métal puis nous avons grimpé sur le pont supérieur, là où personne n’a le droit d’aller. Nous avons couru, crié et trébuché. Sur le toit du bateau, au milieu de nulle part. Personne ne pouvait nous voir. Le tord-boyaux de Sergueï inondait toutes nos veines. Au dîner, nous tentions de cacher notre mal aux routiers et aux officiers de bord qui surveillaient la cantine. Le chacha empoisonnait nos entrailles et nous avions encore le goût âpre du vin chaud et
des pépins de raisin. sSergueï en avait mis une énorme grappe dans mes mains lorsqu’il nous laissa partir de son camion. Elle dégoulinait partout comme du sang, et j’essayais de la dévorer pour éponger l’alcool dans mon estomac. Nous mangions notre soupe en fixant nos asiettes sans dire un mot. Comme si nous étions encore plus des intrus. En plus d’être des étrangers, nous étions complètement saouls. Mais pas d’une douce ivresse. C’était comme un poison qui se répandait partout dans l’âme, et on se perdit de vue. Sur le pont arrière, je regardais la mer sans rien y voir. J’essayais de me guérir du mal en mangeant le raisin, mais je le jetai dans les vagues avant d’y vomir mes tripes. Puis je regardais le ciel, hésitant à fumer une dernière cigarette et aller m’évanouir dans la cabine obscure. Nulle part et sans repères. Au milieu du monde, il n’y a que les étoiles à regarder. 

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