La porte de l'Orient

par Elias Giudici et Michael Gowen · 14.01.2020

La gare routière de Tbilissi donne l’impression que si on se trompe de bus, on ne saura vraiment pas comment revenir. Tout ici a un peu un aspect déglingué, très post-soviétique. Les bus sont, eux aussi, loin d’être flambant neufs. On remarque, fascinés, qu’il y a des marshrutkas pour Yerevan. C’est ici la croisée des chemins où l’on peut prendre n’importe quelle direction. Une fois montés dans un bus, bien installés, on est prêts à partir. C’est étrange de voir « Baki » sur les pancartes pour le départ. Comme « Téhéran » sur les panneaux autoroutiers. Il y a du lointain dans ces noms-là. Les gens dans l’autocar observent un silence des plus pudiques et une vieille dame assise à côté de nous demande à voir le livre que je tiens sur mes genoux. Il y a des photos de guerre. Les années 90, la dislocation de l’URSS. Des manifestations et des voitures brûlées, des jeunes avec des Kalashnikovs, des cadavres et des femmes qui pleurent. La vieille dame aussi a des larmes dans les yeux. On ne parle pas la même langue mais on la comprend quand même. Je me dis mot
pour mot que c’est fou ce que les gens se détestent dans le Caucase. C’est fou ce qu’il y a pu avoir comme haine ici. Elle nous offre un bout de khachapuri, le dernier qu’on mangera de tout le voyage. Le bus part et l’après-midi touche à sa fin. 

Plus tard, le soir à peine tombé, l’autocar s’arrête au poste frontière entre deux collines. Il y a la douane géorgienne, puis une route bordée de clôtures, et plus loin brillent les lumières de la douane azérie. Deux gigantesques drapeaux flottent de part et d’autre de la frontière. Les croix rouges du drapeau géorgien et le croissant de lune blanc azéri sur fond bleu, rouge et vert se font face. On voit un drapeau qu’on a peu l’habitude de voir et ça va nous arriver souvent à partir de là.

On nous a dit que le nom de Kars pouvait venir de « porte » car elle était une étape importante de la Route de la Soie. La porte vers l’Orient, même si aujourd’hui le pont sur l’Akhourian est effondré depuis longtemps et
l’Arménie semble très lointaine, derrière les barbelés et les miradors. La porte de l’Orient, la vraie, j’ai l’impression de la voir devant l’Azerbaidjan. Elle se tient là, toute en pierre, illuminée par des projecteurs.
Fière, solide et imposante comme un soldat immobile. On dirait l’entrée d’un royaume riche et gigantesque même si on lit à son sommet « Azerbaycan Respublikasi ».

On passe le contrôle en espérant ne pas s’être trompés dans quoi que ce soit. De l’autre côté des guichets de douane, il y a une très longue rampe dans un couloir pour sortir du bâtiment, et au bout, plein de chauffeurs de taxis qui fument leur clope. Des loubards s’agitent pour refiler des liasses de billets de banques aux arrivants qui marchent d’un pas pressé avec toutes leurs affaires pour regagner leur bus. Il y a pas mal d’animation. Des voitures, des camions, des kiosques et des barraques. Il fait nuit noire. C’est toujours étrange ces zones de frontière. Tout le monde a l’air louche parce que tout le monde a quelque chose en tête.

 

On remonte tous dans l’autocar et il repart. A travers la vitre, je vois maintenant un nouveau paysage défiler. Il fait sombre dehors. Tout semble tellement calme et silencieux. Nous regardons, curieux, les grands néons verts et rouges et bleus qu’il y a tout le long de la route. Les Lada qui dorment devant des maisons où brille parfois une lumière. Il n’y a pas un chat. A peine un chien ou deux qui aboient là où on ne les voit pas, au fin fond des terrains vagues. Il se fait tard et nous avons peur de manquer l’arrêt, mais on nous aide à demander un stop à l’entrée de Gandja. L’autocar nous laisse dans une large avenue très calme et doucement éclairée. Dehors, personne ou presque. Juste deux types ivres qui s’empoignent là-bas dans la pénombre, et deux boulangères qui préparent le pain avec cérémonie dans une échoppe pâlement éclairée.

Un grand jeune homme en marcel blanc nous accueille en chuchotant à l’auberge où les lumières sont éteintes. « Voici vos pantoufles, la chambre est au fond. Les lits sont propres et confortables ». Je me rappellerai surtout la légère odeur de riz, les murs couleur turquoise et le grand drapeau de l’Azerbaidjan, qui paraît cette fois très amical comme ça, tout près de nous dans la pénombre discrète du salon. Tout le monde dort. Il n’y a pas un bruit, pas une lampe allumée. Juste la lueur blanchâtre du lampadaire dans la rue. Le parquet brille dans la nuit et on a presque envie de dormir sur le tapis et sur ces gros coussins par terre. Avant de dormir, je prends l’air sur le balcon. En fumant une cigarette, je regarde les quelques petites Lada, qui courent à toute vitesse le long de l’avenue déserte à peine illuminée. C’est si calme et silencieux ici. On pourrait s’en souvenir vaguement, comme un songe léger avant un sommeil profond.

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