Un train trop loin

par Elias Giudici et Michael Gowen · 02.09.2019

C’est comme si on ne pouvait pas s’enfuir de cette ville. Alexander, le gérant de l’hôtel nous aide à prendre des billets pour le prochain train vers l’Ouzbékistan dans une petite agence sur une rue balayée de ce vent
poussiéreux, plein de silence et de soleil. J’ai l’impression qu’il nous aide à s’évader, et dans ses yeux au moment de lui dire au revoir, je vois un drôle de regard.

Le trajet sera long, lent et fatiguant. On le sait. Il y a au moins un jour de train jusqu’à Nukus où nous descendrons. Et là peut-être, on sera enfin dans l’Ouzbékistan que nous n’avons cessé d’imaginer. Lointain et immense. Déserts aveuglants et bazars sombres. L’endroit que tout le monde oublie et que personne ne regarde sur une carte. Ici, ce n’est rien. Ici n’a pas de sens et on devient fous de ce rêve étrange. De retour à l’hôtel après l’expédition dans le désert, nous ne pensons plus qu’au départ le lendemain matin. Tour à tour,
nous allons dans la cage d’escalier froide de l’hôtel, qui sert de fumoir, pour remuer nos pensées avant de s’endormir et partir pour de bon.

Le lendemain, on nous conduit à la gare, très loin de la ville. Nous avons peu de temps pour acheter de quoi manger dans le train. On prend quelques conserves « Kublé », des gamelles en plastique, du pain et de l’eau.
Sur le quai, des officiers de gare nous indiquent notre voiture, tout là-bas. C’est un très long train dans lequel il ne doit plus rester une seule place. Toujours ces vieux wagons gris-bleus hérités de l’Union Soviétique sans
aucun doute. Un wagon-dortoir avec des couchettes superposées et sans compartiment. Ce qui nous laisse voir que nous sommes les seuls étrangers à bord. On nous remarque très vite avec nos énormes sacs et nos têtes d’européens. Nous avons au moins la chance de pouvoir nous faire discrets tout au fond vers la porte. Alors on installe nos affaires et le train démarre bientôt.

Petit à petit on apprivoise l’espace dans lequel on va vivre un certain temps. Tout à l’avant du wagon, à notre opposé, il y a la cabine des employés et le poêle sur lequel certains laissent leurs théières. A l’arrière, où nous
sommes, il y a la porte qui donne sur le sas et les toilettes. Ce n’est pas la meilleure place quand il y a des allées et venues. A côté de nous, une petite famille s’était installée sur les banquettes. Une femme, son petit garçon et sa vieille mère. Plus loin dans le train il y a sans doute trop de gens et de cohue pour remarquer quelque autre détail. Notre monde à nous ce n’est plus que ça, une fenêtre et deux couchettes superposées au bord du va-et-viens de l’allée. Les gens parviennent au fil du temps à créer leur intimité dans un espace
réduit et ouvert. Il faudra se contenter longuement de tout ce qui peut divertir l’oeil où la pensée ici. User avec parcimonie de ces choses qui font oublier le temps qui passe trop lentement. 

Le train quitte peu à peu l’agglomération et les espaces habités pour gagner le grand vague chaud et sec du Kazakhstan. Comme si on sortait brusquement d’un décor factice et que rien n’avait jamais existé en dehors
d’Aktau. Midi arrive et tous les passagers du train déballent leurs provisions dans un vacarme d’emballages plastiques au milieu des rais de lumière et des vapeurs de thé qui traversent tout le wagon. Ils mangent la même chose ; du pain, des beignets à la viande et des fruits. On prépare un peu maladroitement notre tambouille froide en conserve et je dois dire qu’on serait plutôt fiers de notre boeuf aux haricots si la gamelle n’avait pas déteint sur la nourriture. Le pain a pris une couleur verte dont la seule allusion nous soulèvera longtemps l’estomac quand on se rappellera cet horrible mélange dont il faut se contenter.

L’horizon devient terriblement plat et stérile. Toujours que beige et bleu, un peu comme la couleur de notre train sur ses rails brûlants. Je crois que je me faisais une idée trop romantique du train dans le désert. En vérité ce n’est pas la traversée de paysages spectaculaires que j’attendais. Dehors, ce n’est que rocaille et poussière. Pas une ombre, pas une pensée. La mort et la monotonie. Les poteaux télégraphiques ponctuant machinalement la balade du regard faible et fatigué qui se traîne le long de la voie avec le train. Le désert
prend tout, même l’imagination. Alors parfois, je détourne le regard et observe plutôt la petite famille d’à côté qui ne fait même plus attention à nous. Cette mère s’occupe si bien de son enfant et la grand-mère sert le thé avec élégance en les regardant jouer. C’est comme regarder une peinture. Je me demande beaucoup pourquoi elles sont ici et où est le père de ce petit.

Notre repas nous gargouille toujours dans le ventre et le soleil se hisse au zénith. Je pense que le sommeil gagne tous les passagers. Quand on regarde autour de nous, les yeux se ferment et les têtes se balancent en rythme. Il règne un grand silence. Elias et moi ne parlons pas beaucoup. De temps à autre le sommeil nous prend et nous laisse. Tout devient un perpétuel balancement. Comme le pendule d’une horloge. Comme le bruit du train sur les rails qui fait penser à un imperturbable galop métallique. C’est la mesure du temps qui passe lentement et infiniment.

Le train fait une halte dans un hameau sans gare ni quai. Il s’arrête juste là, sur les rails et nous descendons enfin nous dégourdir un peu et fumer une cigarette. Il fait chaud, le soleil tape sur le fer et j’ai la bouche pâteuse en fumant cette clope qui ne passe pas du tout. Quelques femmes habillées d’étoffes et de foulards colorés avaient attendu ce train pour vendre du pain, des chewing-gums ou du lait de jument. Assises sur les rails, elles discutent entre elles. On voit parfois l’éclat de leurs dents en or sur leurs visages ridés
comme du vieux cuir.

 

Le trajet reprend doucement. On ne sait pas où on est mais on roule vers le nord et on sait que nous n’avons pas encore atteint Beineou. Un bled paumé à partir duquel le tracé des rails bifurquera vers l’est en direction de la frontière Ouzbèke. Vu l’heure, il faudra s’attendre à la passer de nuit. Elle tombe sans même qu’on se rende compte et malgré tout, la faim se fait aussi un peu sentir. Tout le monde déballe encore une fois de quoi manger. Et pour nous c’est une autre conserve froide de pâtes « Kublé » à la viande
avec un peu de pain. Cette fois, c’est vraiment dégueulasse mais par chance, on ne s’en rendra compte qu’après manger. Et puis, on essaye de pas trop y penser tant qu’on est dans de ce train.

A présent, il fait nuit noire et on s’arrête dans un autre hameau obscur ou des marchands et autres vendeurs à la sauvette n’attendaient que de grimper à bord. Ça doit être ça Béineou. Une nouvelle pause et une nouvelle cigarette. Elias et moi descendons les marches devant la porte à peine ouverte et sautons
sur les cailloux de la voie ferrée avec soulagement pour s’en griller une. On était en plein « tu préfères » quand un jeune type en survêtement usé nous adresse quelques mots enthousiastes en souriant. Il ne parle ni russe, ni anglais. Juste un kazakhe aux syllabes tranchées et aux consonnes si rugissantes que même le traducteur google de son collègue a du mal à transcrire. Peut-être un dialecte. Alors il fume juste avec nous puis s’en va. A la porte, des femmes nous tendent leur bébé pendant qu’elles descendent tandis que dans le train, des vendeuses crient en agitant des liasses de billets ouzbèks en l’air. L’arrêt à Béineou est assez long et on attend juste de repartir pour en finir avec cette confusion et peut-être dormir un peu. Un fois en
marche, tout le monde déplie les couchettes, sort les draps de leurs housses et étend les couvertures. La maman à coté de nous avait soigneusement étendu le duvet sur sa banquette. Elle endormait son petit en chantant tout doucement alors que le train roulait maintenant dans une obscurité complète. Droit vers
l’Ouzbékistan. Nous étions chacun sur nos couchettes. Elias en haut fait de son mieux pour ne pas tomber et moi, en bas j’imite ceux qui s’offrent un peu d’intimité et de pénombre en accrochant la grosse couverture de laine comme un rideau. Je m’allonge et me laisse bercer par les rails pour transformer ma
fatigue en sommeil. 

Quand je me réveille, le train est à l’arrêt. Il fait toujours nuit et nous sommes au milieu de nulle part. J’entends un peu d’agitation derrière mon rideau alors je me redresse pour mettre mes chaussures. Elias reprend lui aussi ses esprits et descend de sa couchette. Des soldats sont à bord et prennent les
passeports de tout le monde. On reconnait l’uniforme kazakh. Un contrôle avant de quitter le pays. C’est long. On ne peut pas descendre et on évite de se rendormir pour avoir l’air présents. Quand on nous rend nos passeports, d’autres passagers veulent y jeter un oeil curieux alors on voit ensuite nos petits livrets rouges passer de mains en mains. Malgré l’heure il semble vain de se remettre à dormir. Tout le monde reste éveillé. D’autres soldats montent dans le train. Des ouzbèks qui viennent eux aussi inspecter les passeports. Une patrouille monte avec un gros chien qui renifle partout. Pendant ce temps, Elias et moi fixons le vide en faisant abstraction de la fatigue. Les soldats ouzbèks fouillent tout, partout et pendant longtemps. Bagages, passagers, couchettes, marchandises et même l’encadrure des portes. Le contrôle dure une éternité. Un gros sergent à l’air vicieux nous pose quelques questions et nous demande de défaire un peu nos bagages. Il a l’oeil dans chaque recoin, chaque angle et chaque cachette du wagon. Je crois qu’un passager s’est fait arrêter. Le train est toujours immobile et je ne songe plus qu’à m’allonger dans
le noir. Des soldats montent, redescendent puis disparaissaient avant de remonter pour parler avec les employés de bord. Dehors, il y a un peu d’agitation. Probablement la même dans les autres wagons. Aussi, la composition du train change. Ce qui ne change pas, c’est la situation ici. 

Je ne me souviens même pas du moment où le train est reparti. J’ouvre juste les yeux sur ma couchette. Il fait jour et le train roule. Des vendeuses en foulard vont et viennent en parlant à tue-tête. J’essaye de dormir encore un peu mais sans succès. Elias au-dessus se tortille aussi à cause des draps qui nous démangent de plus en plus. La porte à coté de nous ne cesse de s’ouvrir et se fermer. C’est comme si un millier de vendeuses aux dents en or se baladaient le long de l’allée avec des casseroles chaudes remplies de beignets, et du poisson séché, et des fruits, du pain, des foulards, du change, des chewing gums,
de l’eau, des sodas, du lait de jument, des batteries, des jouets, des téléphones, des montres… Moi, je suis toujours allongé. Je les regarde passer. Vers l’avant, vers l’arrière. La porte s’ouvre, se ferme puis s’ouvre encore sans se refermer parfois. A côté de nous, la maman jette un regard fâché à ces vendeuses qui empêchent son petit de dormir. L’air est lourd et stagnant, le soleil traverse les vitres poussiéreuses et tout ce petit monde s’éveille tandis que les roues de métal continuent de battre le chemin de fer au milieu du
désert. J’abandonne. Je me lève et bois un peu. Elias descend de sa couchette et nous sortons notre petit-déjeuner d’un sac plastique. Deux petits pains et deux briques de jus de fruit. Je me sens un peu revivre. Nous avons maintenant fini nos provisions et bientôt, nous n’aurons plus d’eau. Ni de cigarettes d’ailleurs. On remet les draps en place et redresse la tablette pour s’installer en bas. Le long voyage continue. Ça fait bientôt 24 heures. On essaye de se rafraîchir un peu aux toilettes. Elias, qui en revient justement, rigole qu’après tous ces contrôles, la première chose qu’il voit ce matin est un cul de joint qui flotte dans la cuvette.

On ne devrait plus tarder à arriver. Du moins on le pensait car à ce moment-là, les heures commençaient à s’étirer. Le temps passait encore plus lentement. Dehors il n’y a toujours rien à regarder sauf les lignes électriques qui dansent le long de la voie ferrée. Le train galope lentement dans ce même bruit hypnotique qui nous abrutit quand on y prête trop attention. Je n’ai plus l’envie de lire, d’écouter de la musique ou de faire quoi que ce soit sauf dormir et me rendormir. Pas par fatigue mais par ennui et lassitude, qui à force
deviennent une mollesse épuisante. Nous en oublions même l’excitation d’être dans un nouveau pays.

Le va-et-vient des marchandes n’avait lui, pas cessé. On finit par prendre deux beignets pour le repas de midi. Elias mange sans m’attendre. Moi je n’arrive pas à avoir faim. Nos cernes pèsent une tonne. Les plus petits détails finissent par attraper le regard. Alors deux gamins qui jouent ensemble, c’est un spectacle
pour une demi-douzaines de passagers. A force de les observer, c’est comme si on avait fini par connaître un peu nos voisins. On est devenus une partie du décor dans ce tout petit monde.

Nous avons dépassé les 24 heures de trajet depuis longtemps et ce fichu train roule encore comme si Nukus n’existait pas. L’Ouzbékistan qu’on voit derrière la fenêtre est tout aussi vague et tout aussi vide que le Kazakhstan que nous avons quitté. A partir de maintenant, nous n’avons aucune idée du temps que ça prendra pour arriver. C’est l’attente qui peut se prolonger infiniment. Chaque heure passée avec soulagement en annonce une autre et il faut se préparer à attendre encore. Même les vendeuses ont quitté le train qui semble maintenant ne plus jamais vouloir s’arrêter. La petite famille d’à côté, toujours soigne son jardin de calme et de patience. Elias et moi faisons des allers-retour entre nos places et le sas entre les wagons. Un endroit de métal et de secousses où il y a trop de bruit pour s’entendre penser. Par la fenêtre de la porte qui ressemble à un hublot, on voit un océan de rocaille fade qui sèche au soleil. Nous essayons de comprendre où donc vont les gens pour fumer. Je n’ose pas le faire dans les toilettes. Et puis, si quelqu’un d’ici le fait ça peut encore passer, mais que pensera-t-on de ces étrangers qui se croient eux aussi tout permis ?

Après une trentaine d’heures passées et pas le moindre arrêt en vue. Nous n’avons plus d’eau mais juste une cigarette qu’on fume les deux en cachette entre deux wagons. Tout le monde s’en fiche de toute façon.
Le soleil commence à tomber une nouvelle fois et nous comptons presque les minutes qui passent. Alors qu’on ne croyait plus cela possible, on voit la végétation revenir à travers la fenêtre. Des canaux coulent entre des champs de coton. Il y en a à perte de vue. Il y a des maisons, une douce lumière orangée et même des fleurs au bord de l’eau où l’on peut voir le reflet des libellules au soleil. Il y a des paysans qui roulent à bicyclette, se tenant bien droits sous leur casquette. Le crépuscule brumeux se répand partout dans ce paysage calme et nostalgique. C’est comme si on revenait 60 ans en arrière.

 

Le train roule encore longuement. Trop longuement. Nous avons sommeil, nous avons soif. Nous sommes loin. Beaucoup sont déjà descendus, même la petite famille d’à côté qui nous a adressé un au revoir discret en quittant la voiture. Le wagon dortoir n’est plus qu’une salle d’attente presque vide. Les draps sont rangés, les couvertures pliées. Il n’y a plus que le bois et le cuir des banquettes laissées à nu. Nous attendons une dernière fois que le temps cesse de filer. Le vacarme des rails devient pesant. 

34 heures.
La nuit.
34 heures et dix minutes.
Une gare.
Noukous, enfin.

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