От Души

par Elias Giudici et Michael Gowen · 16.10.2019

Aller le plus loin possible c’était une idée qui nous obsédait depuis le début.

Ca continuera toujours de me fasciner l’écart gigantesque entre le moment où nous tracions des routes sur du papier en imaginant par quel train, quel bus, par quelle frontière on y arriverait et le moment où il fallait vraiment décider quel billet acheter. A quel prix négocier ? Quoi dire et surtout où aller vraiment ? Le monde s’ouvrait à nous dans un vertige incroyable. Si ça nous avait vraiment traversé l’esprit, on aurait pris un ferry entre Bandar-Abbas et Dubai, ou un car pour Erevan depuis Tabriz en contournant les frontières condamnées. On aurait même pu imaginer voir Mazar-E-Sharif en Afghanistan qui n’était plus si loin de nous un moment donné. Il faut qu’on s’en tienne au plan. Qu’on poursuive notre objectif qui nous attend parfois au bout d’un sentier tout tracé mais jamais prévisible. Certaines fois, il arrive que l’on soit confronté à des obstacles ou des
opportunités, et tout peut alors changer. La route qu’on prend est fragile. Par moments elle ne tient qu’à très peu de choses qui font pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Une idée, une envie, parfois juste un nom. Et parfois juste le besoin d’aller ailleurs.

Marguilan n’était pas loin de la frontière Kirghize. A l’auberge, nous avions rencontré Tom et Amy, des Anglais qui se rendaient à Och au volant de leur vieille Subaru déglinguée et pleine de fourbi. Un jour, ils nous ont simplement proposé de faire le chemin avec eux. Et nous, on a simplement dit oui. Puis comme ça, on a quitté l’Ouzbékistan, pour l’Est encore une fois. Arrivés à Och, nos chemins se séparèrent et on ne les revit plus. De notre côté, comme on ne recevait toujours pas notre fichu visa pour le Pamir, on prit la route de Bichkek pour essayer d’arranger la paperasse avec les ambassades Tadjikes et Turkmènes. Après un stop à Djalalabad, la route fut interminable mais nous étions enfin quelque part où nous pourrions réfléchir un peu et décider de la suite.

Bichkek, c’était reposant. On flânait dans cette ville et ses quartiers bizarres. On sillonnait l’énorme bazar de Dordoy toute la journée et le soir on faisait nos emplettes au marché en rentrant à l’auberge. Quelquefois on
mangeait une pizza devant la télé ou bien on jouait à Mortal Kombat toute la journée avant de sortir s’envoyer des verres. Chaque jour, on cherchait quelque chose de nouveau à faire. À ce moment-là, on ne voulait pas encore aller en Iran, il était trop tôt pour franchir cette étape. C’est comme si nous devions trouver quelque chose en Asie Centrale que nous n’avions pas encore touché. Les bazars Kirghizes nous avaient fascinés. Ils nous avaient transmis quelque chose qu’on ne parvenait pas à comprendre. Et puis l’idée nous est apparue petit à petit. Une de ces idées qui vous font d’abord hésiter et qui vont occuper vos pensées jusqu’à ce que vous vous disiez enfin que c’est celle-là qu’il faut suivre, même si quelque part en vous, une voix vous affirme que ça ne sera pas possible. 

Kachgar, derrière les montagnes et la neige. Le Xinjiang. La Chine. Alors on a regardé des cartes, des moyens de transports, des routes. Puis on est allés à l’ambassade Chinoise. Un énorme bloc de béton et d’acier juste à côté de l’ambassade américaine. Impénétrable et surveillée de partout. On a essayé d’obtenir un visa pour traverser la frontière. On a vraiment essayé. On pensait qu’on avait de bonnes chances d’y parvenir.

Deux policiers, un terrain vague puis une berline noire et discrète qui faisait crisser les gravats et la poussière devant les cabanons abandonnés. Le type qui en sortit nous laissa choisir la langue dans laquelle il allait nous expliquer qu’on n’aurait pas de visa pour traverser la frontière. Parce qu’il faut être résident au Kirghizistan depuis un certain temps, parce qu’il faut avoir un permis de travail, parce qu’il faut appeler quelqu’un d’autre et tout un tas de raisons auxquelles peut-être on peut ajouter la gestion du problème Ouighour par les autorités chinoises qui n’était pas encore une polémique si répandue. C’était un sujet peu abordé, même dans les régions les plus musulmanes qu’on vit de l’Asie centrale. Mais dans les chaikhanas
engourdies d’Och, quand on voyait ces musulmans en mitres et tuniques de soie boire du thé vert, on osait concevoir qu’ils se sentaient concernés par le sort de leurs frères chez le grand voisin Chinois. Après ça, on déambula tout une après-midi avant d’échouer au Bazar Central. Ce soir-là, on voulait manger quelque chose de chez nous. Alors on repartit avec des Laghman (une sorte de nouilles de blé épaisses et longues), des tomates, des oignons et du persil. Puis Elias se débrouilla pour cuisiner une mémorable imitation de pâtes à la sauce tomate qu’on mangea bien tard, sans trop parler, dans la salle à manger vide de notre auberge. Le lendemain soir, on vidait des gin tonic en regardant la ville depuis le douzième étage d’une tour sombre où de riches gamins en chemises faisaient la fête. Au sommet de Bishkek, qui s’étendait
par grandes avenues pales entre les blocs silencieux et glacés de brique et de béton. On ne savait plus trop où aller. 

Karakol, c’est le nom d’une petite ville tout à l’Est du Kirghizistan bordée par les hautes montagnes du Tian Shan. Si l’on regarde au Nord, c’est une muraille rocheuse et infranchissable qui nous sépare du Kazakhstan. Et à l’Est, derrière les pics à plus de sept mille mètres, la Chine s’étend à perte de vue, sans doute.

Une famille nous héberge dans une chambre confortable. Chaque matin, on nous réveille pour descendre prendre un solide petit-déjeuner et la petite Fatima, qui n’est pas plus haute que la table sur laquelle nous mangeons, dépose pour nous une assiette avec des oeufs au plat saupoudrés de paprika. Il fait froid dehors, et l’air venu des montagnes pour souffler sur le lac Yssik-kul se fait parfois mordant sur nos figures quand nous fumons en veste et pantoufles devant la maison. Ce sont des gens travailleurs. Toujours debout très tôt, et toujours quelque chose à faire.

Ici on oublie tout ce qui nous a un peu emmerdé ces derniers jours. Le visa tadjik, l’ambassade chinoise et la décision à prendre de comment et quand aller en Iran. Il y a étrangement peu de liaisons aériennes entre l’Asie centrale et Téhéran où nous devons nous rendre. Et quand bien même il y en aurait une, ça dérange notre ego d’être arrivé ici sans prendre les airs puis d’être maintenant contraints de le faire. Ca veut dire quelque part que l’on échoue dans le défi qu’on s’est imposé, qu’on prenait la voie de la facilité. Mais ça n’a
peut-être pas de sens dans le fond, et tout ça on le met de côté tant qu’on est ici. Ici, on mène une vie tranquille et paisible.

Un jour, le père nous emmena faire du cheval avec lui au pied des montagnes. Dans la voiture où Elias et moi nous étions assis aux côtés de la fille ainée et de sa petite cousine, je regardais par la fenêtre et je voyais un homme traverser un champ à toute vitesse sur son cheval au galop. Il tapait avec un bâton sur la croupe et l’animal fonçait en battant le sol de ses sabots que j’avais presque l’impression d’entendre, laissant une trainée de poussière à sa suite.
« T’as déjà fait du cheval ? » se demandait-on Elias et moi en rigolant un peu car on avait aucune idée de comment monter ces bêtes-là. « Prenez une petite branche et grimpez », puis nous étions sur nos montures. Le père allait au trot devant nous. La fille et la cousine, sur le même cheval, nous suivaient derrière. Nous grimpions tout en haut en direction des sommets qui dessinaient la frontière Nord de la province. On s’arrêta près d’un tout petit lac glacé. Et en redescendant, je faisais parfois galoper mon cheval. Je sentais tous ses muscles se contracter, je le sentais souffler et je me sentais courir avec lui au milieu des prairies froides et jaunies du versant de la montagne qui dévalait jusqu’au grand lac Yssik-kul. On rigolait bien Elias et moi, C’était un franc moment de liberté et on se balançait de temps à autre une bonne réplique de cow-boy en allumant nos clopes avec de maigres allumettes qu’on abritait du vent sous nos gants qui puaient le tabac froid et l’animal. Ce soir-là, on prit un thé bien chaud avec toute la famille dans une maison à la campagne. On nous posa un tas de questions et on nous fit beaucoup manger.

Le Bazar de Karakol est compact et agité. Ses allées sont étroites comme si tout le monde voulait se serrer les uns contre les autres pour se protéger du vent qui balaye les larges rues à petites maisons dans toute la ville. Dans le bazar, il s’engouffrait à peine entre les étals chargés d’étoffes et les bistrots embués. Des gargotes étroites qui servent de la cuisine Doungane, les musulmans originaires de Chine. On y mange avec des baguettes. Une dame nous sert des bols de nouilles de riz froides et pimentées, des beignets et du thé. A Karakol, j’ai enfin trouvé une veste chaude car il commençait à faire sérieusement froid dans ce coin du Kyrghiztan. J’ai acheté pas trop cher la contrefaçon très solide d’une doudoune Columbia qui venait probablement de Chine, comme la majeure partie de ce qui se vend ici.

Comme souvent. C’est depuis le bazar que partent les minibus et autres marshrutka qui desservent la région. C’était une aubaine pour nous qui avions vaguement entendu parler de sources d’eau chaudes un peu plus haut sur les montagnes. Comme on se disait que c’etait sûrement une petite aventure qui
en valait la peine. On décida de chercher ici un moyen de s’y rendre.

Là, alors qu’il commençait à pleuvoir, un homme nous demanda en voyant nos têtes pas du coin, ce qu’on faisait par ici, et on lui parla de la balade qu’on avait l’intention de faire. Il prenait la même mashrutka que nous qui partait vers un fond de vallée en cul-de-sac à une trentaine de minutes de Karakol. Il descendit avec nous à un embranchement entre un chemin qui continuait tout droit et un autre qui commençait de grimper sur la montagne. Il ne parlait qu’en russe mais on n’avait pas trop de mal à le comprendre. Et à
force, nous aussi on avait appris à baragouiner quelques mots qui, au final, donnaient un sens, fragile, mais un sens tout de même à ce qu’on essayait de dire. On parlait tout le temps comme ça. En se comprenant peu où en ne parlant pas.
- C’est très loin là où vous allez
- Ça ira
- Je vous accompagne alors.
« Pishkom », marcher.
Il s’appelle Karim et il est venu depuis l’Oural, on ne sait pas trop comment. La route continue. C’est silencieux par ici. La pluie commence à tomber sur les chemins boueux et rougeâtres. On traverse un petit village de maisons en bois qui sent le foin. Le petit chemin continue sinueusement. A l’orée de la forêt, il y a une vieille Niva garée devant une petite cabane où Karim toque. Un homme immense à la voix grave et épaisse comme s’il avait avalé sa langue, sort par la porte en s’inclinant pour ne pas se cogner la tête. Les
deux parlent en russe et on ne comprend rien. Karim demande sans doute quelque chose au sujet du chemin et pendant ce temps Elias et moi surnommons ce type l’Ours Kirghiz. Avant d’attaquer sérieusement la pente, Karim nous partage son «sala», gros morceau de lard blanc, son pain et son miel quand il voit qu’on n’a que des chips et du chocolat. « Avec ça tu seras gros. Avec ça tu seras fort ». Il parle avec sagesse et simplicité. Ça nous impressionne beaucoup qu’il soit presque plus en forme que nous alors qu’il a plus de cinquante ans. Il marche sans jamais ralentir avec les mains dans les poches de sa veste. Il a les yeux très bleus et quand il sourit, on voit ses dents de devant, en or comme on en voit énormément en Asie centrale. En or, en bronze ou en argent. Une fois, on a même vu des types qui buvaient de la vodka au bord des rails à Bichkek qui devaient avoir des dents en métal.
On marche encore et encore. Sans trop parler. Il nous donne du tabac à chiquer pour prendre des forces et nous lui partageons nos cigarettes lors des rares pauses que nous faisons au milieu de nulle part dans la solitude des immenses montagnes qui nous surplombent.
Près d’une rivière, on croise une jeune femme assise sur un rocher. Elle est française et parle russe. Quand elle nous demande si on veut toujours aller jusque là-bas, on répond que oui mais on demande si on y arrivera avant la nuit. Elle demande à Karim et ils rigolent. « Lui est sûr que oui si vous marchez bien ». C’est un point de non-retour alors on choisit d’aller au bout.

Le ciel gris s’assombrit peu à peu et la nuit qui tombe semble presque réveiller quelque chose dans les cimes rocheuses dont on semble ne jamais se rapprocher.
Pendant ce temps, la vallée verte et froide prend un air familier. Un peu celui des montagnes de chez nous. Mais ici, la terre se teinte d’un rouge ferreux et humide. L’air est mordant et vaste, un grand vide dans lequel on n’entend que la montagne, le vent et les rivières entre les sapins. On est chacun dans ses pensées car si on parlait trop on se fatiguerait trop. Et aussi, il n’y a rien à dire. On commence à avoir les pieds dans la neige. D’ailleurs on doit arriver quelque part car le chemin devient plat. Une prairie enneigée et survolée de
sommets plus hauts encore qui nous séparent à peine du Xinjiang. Malgré les milliers de mètres qu’il faudrait encore escalader, on dirait que c’est tout près. La nuit tombe complètement, abrupte. Comme un objet qui chute et qui se casse en mille morceaux, inondant les vallées. La neige souffle, aussi et on en a plein la figure. Tout est blanc et on ne voit que nos pieds sur le sol blanc parsemé d’herbes jaunes. Trois grands chevaux bruns rejoignent notre chemin pour galoper vers les cabanes en bois qu’on aperçoit enfin.


Il n’y a personne dans la salle obscure où l’on entre. Nous avons froid, faim et soif. Nous avons froid surtout. La neige fait givrer les fenêtres. C’est une salle à manger. Karim cherche quelqu’un pour nous accueillir et un grand chasseur costaud au teint très cuivré et au regard solide débarque en emplissant la pièce de
sa présence. Il porte de grosses bottes rembourrées et a un énorme couteau à sa ceinture. Il réveille la cuisine et on nous sert de la soupe de lièvre fraîchement tué, bouillante avec du café instantané qu’on engloutit très vite sans dire un mot. M’allumer une cigarette demande presque trop d’effort à ce moment-là.
Karim nous dit que si on le souhaite, on peut se baigner dans la source là bas dehors. Lui reste ici. On nous guide jusqu’à un petit cabanon de pierre et de bois où il y a un bassin d’eau chaude et sulfureuse creusé à même le sol. On se laisse fondre dedans en regardant la neige tomber par le petit trou dans le plafond.
Nous l’avons vraiment mérité ce moment, et maintenant on ose à peine penser à comment on rentrera chez nous, à Karakol. Quand on revient du bain, Karim nous dit que c’est possible de dormir ici si l’on paye, mais il ne veut pas payer un prix que nous aussi on trouve quand même assez exorbitant. Alors il redescendra, peu importe. Une vingtaine de kilomètres encore une fois. Dans la nuit noire, la neige épaisse, et "volk", les loups. On ne le laissera pas seul après tout ça. Donc on met nos vestes, nos bonnets, nos gants, on resserre nos chaussures et cette fois, c’est nous qui accompagnons Karim. On est allé le plus loin possible et maintenant, nous revenons sur nos pas pour la première fois. 

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