Loin de l'océan

par Elias Giudici et Michael Gowen · 09.10.2019

J’étais assis sur la banquette arrière de la voiture, à droite. Nous roulions sur les quais au bord du lac, à l’entrée de Genève. Il faisait nuit et mes amis étaient dans la voiture avec moi, l’un d’entre eux conduisait. Ils
riaient mais moi, je sentais beaucoup de fatigue. Je luttais contre elle, sans comprendre d’où elle venait.

La réponse me semble pourtant claire lorsque je me réveille, toujours du même côté de la banquette. Nous roulons de nuit à toute vitesse sur un col, au Kyrghizstan. Le conducteur est en fait un vieux chauffeur, qui s’allumait une énième cigarette. Sur ses doigts, à la lumière du briquet on aperçoit les même marques que l’on retrouve chez beaucoup d’hommes de sa génération, en ex-Union Soviétique. Les tatouages de l’armée rouge, sur le dos de la main entre le pouce et l’index. Il doit être deux ou trois heures du matin. Nous roulons depuis presque une dizaine d’heures dans la même marshrutka, avec les mêmes passagers. Michael et un ou deux autres occupants de la voiture. Plus une poule dans le coffre qui s’agite de plus en plus. On s’est arrêtés pour manger, une ou deux fois pour aller aux toilettes et une dernière fois pour tenter avec succès de redémarer le moteur, qui nous a abandonné quelques instants au sommet d’une montagne, sous les étoiles. Quelques heures plus tard, peu avant l’aube, nous arrivons enfin à Bishkek. Nous venons de traverser le pays sur l’axe sud-nord. Partis de Jalalabad, du sud plus religieux et conservateur pour atteindre la capitale, plus ouverte. Ce n’est pas un fossé mais des montagnes atteignant plus de cinq mille mètre de haut qui séparent
cette nation. Et comme nous sommes en train de le découvrir, il n’y a ni autoroute, ni tunnel pour les traverser. Nous sommes les derniers à descendre de la marshrutka. Notre chauffeur nous depose près de l’auberge de jeunesse.

C’est vers trois heures de l’après-midi que nous mettons enfin le nez dehors et commençons à découvrir. Pour accéder à l’auberge il faut longer des rails bordés de canalisations massives et fumantes. Ensuite, la ville prend forme. Un mélange d’architectures nous apparaissant comme incohérant. Comme dans la plupart des villes d’Asie Centrale, l’esprit de celle-ci nous est difficile à approcher.

Lorsque le soir tombe et que nous nous rendons dans ce que nous pensons être le centre ville, il y a de la brume, éclaircie par les lumières de la place se trouvant en face de nous. Un grand espace vide, sur lequel se dresse une statue de Manas. L’épique héros national du Kyrghizstan, chevauchant sa monture. À ses côtés, bat le rouge pavillon de cette ex nation soviétique montagnarde. Si sa couleur rappelle l’histoire communiste de cette contrée, la yourte au centre et ses 40 rayons représentant les 40 grandes tribus kyrghizes est là pour commémorer un autre passé. 

Plus loin, une bouillante vie nocturne et des bouteilles de vodka pour un dollar. On entend plus de russe qu’au sud dans les rues de Bishkek. En Asie Centrale, les langues locales sont parlées par la population et non par les élites. Le russe est leur première langue et celle des capitales. Une influence culturelle dont veut profiter la Russie. Elle s’efforce de maintenir son emprise sur ces régions, face à l’influence grandissante de la Chine et de l’Occident dans une moindre mesure.

Devant le drapeau sortant de la brume nous nous sentons loin de tout pays que nous connaissons. On s’approche de la Chine. Nous sommes aux milieu des montagnes, loin de tout océan. Loin comme nous ne l’avons jamais été. Le monde autour de nous devient de moins en moins familier, même si nous prenons l’habitude de nous trouver devant des endroits qui brisent nos points de repère, parfois en riant lorsque on supporte avec peine ce qu’on regarde. C’est probablement un des piliers du voyage. Mais surtout, nous
avons enfin réussi à nous perdre; c’est là que le voyage peut commencer. Le Kirghizistan n’était pas prévu sur la route et on en profite d’autant plus.

Nous voulons aller plus loin. Est-il suffisant de remonter les routes de la soie pour ne s’arrêter qu’aux portes de la Chine ?

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