Khouzestan

par Elias Giudici et Michael Gowen · 20.12.2019

Le soir, en fumant une cigarette sur le toit, nous regardons les nombreux ponts chevauchant le fleuve Karun, plus impressionnants les uns que les autres. Éclairés par la lumière étrange de la ville, au prisme singulier,
tendant vers le gris. La rivière regarde en direction du Golfe Persique, où elle se jette. Quant à Ahwaz, capitale du Khuzestan, elle est assurément plus tournée vers l’Irak et la culture Arabe. Regardant ces ponts et respirant l’air saturé d’hydrocarbures nous avons l’impression d’être dans une nation nouvelle. C’est l’Iran qui vous fait ça, les réalités autant géographiques que sociologiques muent tout au long de ce grand pays C’est aussi le Khuzestan qui nous donnent cette impression. Ahwaz, ses grand centres commerciaux et ses structures métalliques enjambant le fleuve. Aux alentours, des grands champs de pétrole brûlent sans jamais s’arrêter, dans un désert anormalement plat pour l’Iran. Nous avions passé en bus dans un de ces endroits. Il n’y a là que flammes aux reflets jaunes et une odeur de pétrole brûlé salissant l’air jusqu’à faire d’Ahwaz l’une des villes les plus polluées du monde. C’est bizarre d’être en Iran et de ne pas voir de montagnes ou de relief autour de soi. 

La famille qui nous héberge contraste elle aussi avec ce que nous avons pu voir. Auparavant nous nous trouvions chez des gens d’une famille modeste et religieuse, habitants du sud de l’Iran . Ali, que nous avons
rencontré dans le bus venait d’un milieu plutôt aisé et travaillait dans le pétrole, qui fait de cette région une des plus riches d’Iran. Mais cette ressource crée aussi des inégalités qui enflamment la révolte et la répression qui s’en suit. Ici les ponts sont plus massifs, le fleuve plus large et le fossé séparant les classes plus grand. Les cicatrices de la guerre Iran-Iraq
ont plus nombreuses et les mouvements indépendantistes plus présents.

Ali et sa famille nous accueillent dans leur appartement où une odeur de ragoût flotte dans l’air. On entend la télévision satellite, qui montre une chaîne en farsi. Opposée au gouvernement en place. Les manifestations. Ils ne parlaient que de cela, comme dans le reste de l’Iran. Sur l’une des chaînes, Maryam Radjavi, opposante au régime, fait une déclaration de soutien aux manifestants à l’antenne depuis la Grande-Bretagne. Sur BBC Persian, c’est un jeu télévisé qui est à l’antenne. Dans cette maison les femmes ne portent pas de voile, contrairement à la dernière dans laquelle nous avons passé la nuit. On a bien rigolé et la famille entière se montre adorable avec nous. On peut parler anglais avec la plupart.

Il est dix heures du matin et nous sommes trois à bord d’une Peugeot bleue. On est assis, complétement arrachés. Le goût de l’Aragh de contrebande entre nos lèvres. Nous l’avons dégusté quelques minutes plus tôt sur un ponton au bord du Karun. Ali a décidé de nous faire visiter la ville. Peu après le petit-déjeuner, il nous a emmené en voiture, en commençant par les abords du fleuve. Nous avons garé la voiture au bord du cours d’eau. Le brouillard emplissant l’air avait une couleur beige, semblable à celle de l’eau coulant à nos pieds. Autour se dressaient des arbres. Quelques jeunes sur un ponton bétonné étaient assis, buvant du dough et de l’alcool en mangeant quelques chips ou fumant une cigarette. L’hospitalité envers les étrangers faisant loi sur ce ponton, nous ne pûmes refuser boissons et nourriture qu’ils nous offraient. Ils étaient sympathiques et nous apprirent quelques mots d’Arabe, langue que nous n’avions pas encore rencontré le long de notre voyage, sauf à l’intérieur des mosquées. Et comme à chaque fois, une nouvelle
langue est signe que nous avons mis les pieds dans un nouveau monde. Après quelques verres, nous avons repris la voiture et continué notre exploration de la ville. Le décor ne manque pas d’allure et nous écoutons de la house iranienne, tout en roulant bien trop vite, bien trop alcoolisés. On s’arrete juste le temps de faire des shootings photo déjantés au bord de la rivière ou sur un pont.

 

Après une sieste que notre road-trip matinal ainsi qu’un énième Ghormeh Sabzi avaient rendue nécessaire, nous allons au bazar. La nuit est déjà tombée. Mais le climat reste nettement supportable sous ces latitudes,
même en décembre. Le marché de cette ville était un ensemble de larges rues et carrefours, desquels partent des ruelles, parfois piétonnes. Les magasins se trouvent aux abords et dans les allées souterraines. La masse mouvante et humaine qui fait vivre ce système transforme les rues en artères, non loin d’où coulait le sang des protestataires, quelques semaines plus tôt. Ou peut-être quelques jours. La température politique était difficile à mesurer pour les iraniens, en ce début d’hiver. Peu d’informations ont fuité. Dans les avenues, l’air lourd libère parfois une odeur chaude et épicée. Des stands et des restaurants sont disséminés, parmi les échoppes et la foule. Un bassiji passe sur sa 125 usée en regardant un mendiant. Il l’âge d’aller en primaire et est en train de demander une pièce à un homme d’affaire, qui parle un anglais formel au téléphone. Il ne fait pas attention à lui. Ses yeux sont fixés sur un touriste essayant d’aligner ses 3 mots de farsi ; il s’est fait avoir comme un bleu sur le prix du paquet de cigarettes. Derrière le magasin de tabac, une jeune femme mange un samboussé alors que son amie lui raconte sa journée. Elles parlent arabe. Un adolescent venant de s’acheter un nouveau manteau dans un des sous-passage les fixe, manquant de près de bousculer un vieux monsieur. Il vient d’échanger ses dinars contre des rials dans la rue. Je pense à l’Irak voisin en m’allumant une cigarette. Le monde que nous avons entre-aperçu ce matin, avant que l’alcool floute notre esprit, est maintenant plus visible. Je retrouve ensuite mes amis au milieu de foule.

Le paysage et les odeurs qui émanent des lieux que nous traversons ont changé. De même que le style de vie des gens, leur langue et leur culture. Cette diversité que l’on retrouve dans les bazaars semble en revanche immuable. C’est là que l’on fait notre première rencontre avec une ville telle qu’elle est; qu’on observe les interactions entre commercant et acheteurs. Des visages aux produits disposés au quatre coins de ce coeur battant, tout nous raconte ici quelque chose sur la ville, la région et les contrées voisines. Sur ce que la vie en ce lieu signifie. Les rencontres sont le meilleur moyen d’acceder à une meilleure compréhension des endroits qu’on traverse. C’est aussi les seuls souvenirs du voyage qui ne sont pas égoistes. 

Partis du baazar nous nous dirigeons vers une autre partie de l’économie. Je n’avais pas envie de rentrer dans le mall luxuriant, mais on a fini par y aller. Ici, des firmes internationales vendent leurs produits. Étant
souvent d’importation, leur prix est en moyenne bien plus cher qu’au bazaar. C’est pour une autre tranche de la population, comme nous l’avons remarqué dans toutes les villes possédant au moins un vrai bazar. Ce ne sont habituellement pas les mêmes personnes qui fréquentent supermarchés et bazars. Ces malls sont principalement propriété des gardiens de la révolution. Comme beaucoup de grands hotels, comme une grande partie de l’économie iranienne. Un héritage de leur rôle lors de la guerre Iran-Irak nous ont dit certains. D’autres nous ont affirmés que ces centres commerciaux contribuaient à nuire à l’économie iranienne déjà affaiblie, à cause de la consommation de produits importés. L’Iran ne peut compenser cette perte avec l’exportation de ses biens, la faute aux sanctions américaines et à l’obstination d’un gouvernement nombriliste.

Je suis heureux de partir de cet endroit pour arriver dans une rue singulière où l’on ne trouve que des restaurants de falafel. Notre ami nous assurent que celui où il nous emmène était le meilleur. C’est effectivement délicieux. La culture culinaire change avec le reste et nous donne comme à chaque fois envie de dévier et d’aller explorer un endroit inattendu. Pourquoi pas aller en Irak ? 

Le lendemain matin nous traversons les rues innondées à cause de la pluie et du mauvais système de gestion des eaux. Nous allons à la station de bus; quittons les plaines et le désert pour aller dans les montagnes. À Kermanshah, entre le Kurdistan et le Lorestan.

Laissez un commentaire

Le commentaire sera soumis à la validation d’un modérateur. S’il est conforme à la charte il sera publié sur le site. Votre adresse de messagerie ne sera pas rendue publique.
Merci, votre message a bien été envoyé.
Une erreur est apparue, merci de contacter l'administrateur du site.