Frontière

par Elias Giudici et Michael Gowen · 30.09.2019

Nous marchons dans les ruelles étroites du bazar d’Osh, en ayant le sentiment d’etre passés dans une autre monde. Le jour auparavant, nous avions passé la frontière. Quitté Marguilan, une ville religieuse et conservatrice, pour arriver dans cette ville au sud du Kyrghizstan. 

Son bazar ne ressemble en rien à ce que nous avons vu avant, si ce n’est la sensation d’une énigme chaotique. Dans un bazar, on évolue dans un environnement qui semble aux premiers abords extrèmement désordonné. En se lancant à la recherche de produits précis, on arrive à mieux appréhender l’organisation environnante. Peu importe que la chose recherchée soit rare ou commune, cela donne du sens au désordre apparant. C’est un survêtement Adidas qui m’a sorti la tête du chaos ce jour là. Michael cherche une veste,
pour ne pas mourir de froid dans un pays bien plus montagneux que l’Ouzbekistan et ses déserts.

Le bazar commence par une très longue allée centrale couverte de plaques en tôle voûtée, qui s’étend sur plus d’un kilomètre de longueur. Des annonces en russe se déversent des hauts-parleurs à longueur de journée. On ne peut voir le bout de cette avenue quand on se trouve à mi-chemin. C’est un fleuve d’échanges, aux nombreux affluents.

Les commerces qui donnent forme à cette allée se logent dans des containers. On trouve souvent l’inscription “CHINA SHIPPING” dessus. Une indication que nous avions vue en Géorgie et que nous retrouverons à Naples plus tard. Autour de l’allée centrale se trouvent des dizaines de petites ruelles qui partent dans toutes les directions. Un vrai labyrinthe. Toutes sortes d’objets et d’échoppes spécialisées. Plus on va vers l’est, vers la Chine, plus les bazars deviennent passionnants.

Quelques jours plus tard, nous nous rendons dans un autre marché de la région, avec le gérant de notre «hostel». Il veut des pièces spécifiques pour son ordinateur. Il nous a emmené avec lui à Kara-suu, un bazar qui comporte une vaste section consacrée à l’éléctronique. Des grandes marques aux contrefaçons. Mais ici, ces notions changent. Chez nous, on compare les marques entre elles pour distinguer les produits de bonne et de mauvaise qualité. Dans les bazars, seule la qualité du produit fait foi. La question du vrai ou du faux est secondaire. Cela vaut pour tous types de produits car souvent, les choses issues du marché noir comme ceux des grandes surfaces sont issus des mêmes usines et portent parfois les mêmes étiquettes. Il vaut mieux se méfier du Made in et des autres certifications.

Arrivés sur le parking des lieux en question, nous faisons face à une muraille de containers. Ils constituent ce bazar également, comme celui d’Osh et d’autres encore au Kirghizistan. En les suivant, on finit par trouver une des entrées. Par la façon dont les échoppes sont organisées et par le fait qu’ils soient couverts, ces bazars ressemblent à ceux d’Iran, en bien plus modernes, l’artisanat en moins. Ils sont en pleine expansion avec les marchandises amenées via les Nouvelles Routes de la Soie, grâce à des accords économiques. On trouve toute pièce d’éléctronique ici. S’ils ne l’ont pas sur place, le bazar de Kashgar dans le Xingjiang (on peut là-bas se construire un Iphone en achetant des pièces dans la ville) n’est pas loin. Les marchandises n’ont pas de difficulté à traverser la frontière, contrairement aux personnes.

Il nous était arrivé en Ouzbekistan de nous demander si nous avions choisi le bon chemin, le bon fil qui nous permettrait de trouver les routes du commerce, anciennes et nouvelles. Depuis Tachkent nos doutes s’étaient dissipés. En arrivant vers le milieu de l’Asie Centrale, la complexité culturelle et geopolitique de cette région est plus visible pour nos yeux européens. De manière plus vivante. À travers les marchés, mais aussi les villes. Les liens et les mouvements, le concept de l’Asie Centrale moderne nous apparait mieux à l’est qu’à l’ouest de cette région.

En marchant dans les ruelles étroites du bazar d’Osh, la réalité des nouvelles routes de la Soie commençe à se clarifier. Elles semblent être à sens unique, un flot perpetuel de biens de toutes sortes se déverse de Chine jusqu’en Europe. Osh est un point de passage important. C’est une ville à la frontière de l’Ouzbekistan, située dans la vallée à majorité ethnique ouzbèke de Ferghana. 

Staline avait de son temps découpé l’Asie Centrale en cinq nations. La logique de ces frontières est déstabilisatrice. Pour éviter qu’elles ne puissent s’allier et prendre trop d’importance face à l’URSS, le "père des peuples" a séparé les ethnies plutôt que d’essayer de les regrouper. Si les noms donnés aux républiques sont ceux de peuples centre-asiatiques, ils ne correspondent pas à la réalité ethnique. Il y a donc beaucoup de Tadjiks en Ouzbekistan et d’Ouzbeks à Osh, où en 2010, des heurts avec la communauté kirghize ont fait de nombreux morts et déplacés. Chaque zone de frontière présente une ambiance unique. Celle d’Osh est parfois marquée par les tensions. L’URSS laisse une trace dans les pays qu’elle a autrefois eu en son sein, dont cette région qui, après les conquêtes russe, passa de centre de l’Asie à périphérie de l’empire Russe, puis de l’Union Soviétique. Le coeur des routes de la Soie que fut l’Asie Centrale déclina au cours des siècles, mais renaît aujourd’hui avec l’émérgence de la Chine et l’éclatement du bloc.

Au sud du Kyrghizstan une mentalité plus conservatrice qu’au nord des montagnes subsiste, comme si ces dernières coupent le pays en deux. À mi-chemin entre l’Ouzbekistan et le Pamir, entre la deuxième économie
mondiale et les grandes villes d’Asie Centrale, cette zone de frontière nous donna l’envie d’aller en voir une autre, plus à l’est encore.

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