Deux genres d'hommes

par Elias Giudici et Michael Gowen · 02.10.2019

« My name is Chubakh, it means sunny ! »
C’est un énorme gaillard grassouillet, très rieur et plaisantin. Nous sommes à Djalalabad au Kirghizistan, dans les bains quelque part en ville. C’est le soir, il faut se détendre. Un endroit très calme. Une grande salle carrelée pleine de vapeur et fortement illuminée. Il y a une porte qui donne sur un hammam sombre où se fondent en silence quelques types trempés de sueurs chaudes. L’eau perle sur les murs et on entend parfois une goutte ou deux tomber dans le grand bassin d’eau glacée au milieu de la salle. Au fond, près des petits compartiments à douche, il y a comme une grande dalle de pierre tiède ou l’on peut s’allonger et respirer lentement en regardant le plafond. Chubakh nous demande ce que nous faisons ici dans un anglais étonnamment bon, compte tenu du peu d’anglophones qu’on croise. Puis il discute un peu avec nous tout en se prélassant. Il nous pose plein de questions et s’assure qu’on ait bien une copine quelque part au pays.

« Come and meet my friends at the bar upstairs. We will drink vodka. »
Il nous laisse puis disparait. Nous prenons encore un temps pour profiter des vapeurs enivrantes. Dans la salle du hammam un autre type me demande avec un fort accent ou nous allons après le Kirghizistan. Je lui réponds le Tadjikistan…probablement. Il me dit que l’héroïne y est bonne. Je sors du hammam puis me jette tout nu dans l’eau froide qui me coupe le souffle.

On passe nos pyjamas au vestiaire. La peau encore bouillante, on monte les escaliers. En haut, il y a une salle à manger avec des tables et des banquettes. Pas beaucoup de monde, pas beaucoup de bruit. Juste une télé dans le fond et un peu de musique. Chubakh, au milieu de la salle nous reconnait et nous fait signe de venir s’asseoir. Ils sont 4 : lui, un jeune homme blasé en tête de table, et deux autres types qui ne parlent pas anglais. Tous en pyjama à carreaux comme nous. L’homme blasé en tête de table nous fait servir de la vodka et nous offre des cigarettes. Il parle plutôt bien anglais. Pour lui, c’est important de montrer du respect envers des invités nous explique-t-il, étrangers qui plus est. On boit par grandes rasades tous ensemble, en
grignotant et en fumant. Chubakh qui dévore un bout de viande ponctue souvent la discussion d’une ou deux blagues salaces. Sa passion : les femmes. L’homme en bout de table n’a pas l’air très joyeux. Il a un peu le regard dans le vide, la tête ailleurs. Il fume clope sur clope et jamais un sourire ne fait bouger sa mince moustache tracée au rasoir électrique. Il est quand même bien là, et nous parle un peu de choses qu’il veut qu’on sache. Des choses qu’il a envie de sortir. Il a je crois, 27 ans. J’aimerais bien connaître la vie de ce gars un peu plus en détail. Il paraît être un brave type, loyal et honnête. Avec une conscience noire et les mains sales. 27 ans et le coeur si lourd, ça fait peine à voir. Sa femme le quitte avec son enfant.

« Djalalabad is a shitty place, man. I hate it. I hate how the people here think and I hate how they act »
Il a la télécommande de la télévision juste devant lui. Il baisse un peu le volume. On boit toujours de la vodka.
« You know, there is two kind of men, the one…that thinks like…in Prison. And there is… the Bitch. » Il le dit avec un très fort accent en appuyant bien sur les mots « prison » et « bitch » comme s’il exprimait à la fois colère et déception. A Djalalabad tout le monde a quelqu’un en prison. Et quand c’est le cas, il faut penser à rendre visite, apporter des fruits ou des habits. Il y a ceux qui le font et ceux qui ne le font pas. 

« I can see here who does it and who does not».
Il se tourne et proclame haut et fort sans que personne ne proteste « they are all bitch !» puis se remet à boire, dépité. Mais la raison de sa mauvaise humeur est sans doute plus compliquée. « I am tired of doing things I don’t want to do. It’s just that I have to do it». Il me répond que oui quand je lui demande s’il a commis des choses si horribles que ça. Elias et moi on se méfie car on se demande quand même si c’est vrai tout ça. Mais ce curieux personnage qui nous témoigne tant de politesse et de respect nous paraît trop réel pour simplement mentir et s’inventer une vie, un soir noyé dans l’alcool et le chagrin. Comme tiraillé par la haine d’un comportement qui en fin de compte est aussi le sien.

« This is Vor v Zakony ?» on lui demande.
« Yes. Are you from FBI ? »
On lui jure que non.
Il est sans doute très tard et la vodka commence à tous nous frapper sur le crâne. Je crois qu’on décide tous de redescendre se baigner un peu. Je m’éclipse rapidement vers le comptoir ou le serveur se tient pour lui demander de m’apporter une bouteille d’eau. Je sors mon argent pour payer d’avance et lui indique que je suis à la table là-bas, au centre. Il se penche pour regarder puis se redresse brusquement en mettant les mains devant lui pour me faire signe qu’il refuse que je paye. Il m’apporte vite la bouteille. 

En bas, il y a plus de monde qu’avant et mes souvenirs en seront plus flous.
Dans le hammam, un homme bat le dos et les fesses d’un autre homme allongé avec des branches feuillues. La chaleur est accablante et tous rient entre eux dans l’obscurité. Je me jette une dernière fois dans le bassin qui prend mon corps entier d’une rude étreinte. Nous partons. Notre ami mélancolique est resté dans le hammam au milieu des autres. Ivre, là où il peut s’oublier un peu, dans la vapeur et la vodka.
Dans notre chambre au rez-de-chaussée, quand nous éteignons les lumières pour dormir, un affreux cri transperce le noir. Une voix d’homme. Ça vient du terrain entre la maison et les barres d’immeubles juste à côté. Deux très longs et glaçants cris de douleur, comme dans un cauchemar. Le lendemain, on y pense déjà plus.

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