Dans les entrailles du navire

par Elias Giudici et Michael Gowen · 25.08.2019

Nous sommes descendus dans les entrailles du navire et sommes arrivés dans la soute. Des dizaines de camions, une forte odeur d’essence et de mazout. Des plaques d’immatriculation dU pays du Caucase, d’Asie Centrale ou encore de Turquie. Enfin, la porte d’embarquement, grande ouverte. À quelques mètres de l’eau, dans un ferry voguant sur la mer. On s’attendrait à une plus forte odeur de sel. Mais non, c’est la Caspienne. Une mer intérieure en dessous du niveau de l’océan, abondante en navires et plateformes de
forage pétrolier. Des structures métalliques où ouvriers, ingénieurs et marins travaillent. Elle ressemble à une mer comme les autres et parfois à un lac, parfois à une flaque d’huile.

C’est une nouvelle façon de voyager pour nous. Le premier déplacement de notre parcours se faisant sur l’eau. Ça nous plait et nous ennuie en même temps. À bord du navire règne une certaine monotonie. On va prendre notre repas avec le reste des passagers, servi par la cantinière. Une femme avec un très fort caractère. Elle nous sert des plats assez bons et copieux trois fois par jour. Ensuite, du monde va s’appuyer au bastinguage et fumer une clope en discutant avec les compagnons de fortune. Nous ne pouvons que très peu communiquer avec la plupart. Le russe fait office de lingua franca à bord, comme dans l’ensemble des pays d’Asie Centrale et de l’Azerbaidjan. On se ballade donc dans le navire pour passer le temps. La nuit, quand tout le monde a regagné sa cabine, on va de temps à autre trouver un endroit où regarder la mer et les étoiles. On passe pour s’y rendre au milieu des coursives vides et sombres; là, seul le bruit des machines qui ne s’arrêtent jamais demeure. À ce moment, on se sent voguer dans le ventre d’une créature marine qui ne dort jamais; qui ne fait qu’avancer. 

Il y a une chaise posée dans la soute face à l’étendue salée, qui tirait tantôt vers le gris tantôt vers le bleu. Un homme se tient à coté et mange des pipasses en regardans la mer. À l’endroit même où en embarquant un marin nous a acueilli avec un grand sourire, tout en confisquant nos passeports pour la durée du trajet de Baku à Aktau. Du Caucase à l’Asie Centrale. Nous avons eu de la chance de trouver aussi vite un ferry, sans avoir à attendre plusieurs jours sous le soleil du port d’Alat, en Azerbaijan.
 

Nous avons aimé ce pays, ses villes d’une grande diversité. Ganja, traditionnelle, ensoleillée au milieu des terres arides. Sheki, antique, à l’ombre des montagnes et des fôrets qui l’entourent. Enfin Baku, bordant la Caspienne et cernée par les champs de pétrole. Il existe surtout un contraste entre cette dernière et les deux précédentes. Ce contraste fait écho à celui de l’ensemble de la société azérie, gouvernée par une élite formée par l’or noir et ses richesses. Une élite si fermée qu’on ne peut l’atteindre qu’en y étant dès la
naissance. Si bien que même un homme se constituant une fortune de plusieurs milliards risque toujours, peut-être même encore plus que ses concitoyens, de s’attirer les foudres du pouvoir et de finir dans un cachot. La corruption est visible. Vingt-mille dollars. C’est le prix de la vie d’un homme aux yeux de beaucoup de policiers, nous a-t-on assuré. Dans ce pays tout  s’achète, sauf le privilège d’être dans les plus hautes sphères. 

 

Autrefois, le zoroastrisme est né aux alentours de Baku, selon certains chercheurs. Une religion qui deviendra celle de l’empire Perse jusqu’à l’arrivée de l’Islam; “Les adorateurs du feu” comme certains ont pu les nommer. Selon eux, le Feu est la forme terrestre de Dieu. Pour cela, ils entretenaient – ou entretiennent toujours dans certains lieux d’Iran, d’Inde ou encore d’Afghanistan – un feu qui ne doit jamais cesser de brûler. Aujourd’hui à Baku, trois buildings semblables à des flammes s’élèvent et éclairent de leur
couleurs chaudes la ville. Le feu est toujours vénéré en Azerbaijan, mais aujoud’hui pour l’argent qu’il rapporte. C’est la nouvelle religion de l’élite de ce pays, malgré les nombreuses mosquées.

Nous regardons toujours la même chaise, ainsi que l’homme qui mange des pipasses en regardant la mer. Sergueï. C’est un routier, comme la majeure partie des occupants du bateau. À part une poignée de voyageurs tels que nous.

Les camionneurs forment une société à part, des plaines américaines aux Nouvelles Routes de la Soie. Ils sont un pilier essentiel des nouveaux projets d’infrastructures routières. Sergueï est biélorusse et doit transporter une cargaison de porc de l’Allemagne jusqu’à Tashkent, capitale de l’Ouzbekistan. Il est content de trouver d’autres européens. Bien qu’il ne parle que le russe, on fini par comprendre qu’il est épuisé du fait de ne voyager qu’avec des musulmans comme compagnons de route. Il nous invite à boire du
vin et du chacha – eau de vie géorgienne – dans la cabine de son camion, l’alcool étant en principe interdit à bord.
Les heures passent, le mal de tête se fait sentir. Il est dû autant aux boissons ingérées qu’à la haine grandissante dans les propos de notre hôte à l’égard de ses compagons de voyage. Nous cherchons un prétexte pour partir malgré le fait qu’il essaye de nous retenir dans son habitacle et allons prendre notre
repas à la cantine des passagers. Le reste est flou mais nous nous sommes couchés tôt.

 

Aux alentours d’une heure du matin, des femmes de ménage nous réveillent, hurlant en russe de faire nos affaires. Nous sommes encore imbibés d’alcool et mettons quelques minutes à réaliser ce qui se passe. Il y a du mouvement. Le bateau est rempli de soldats qui distribuent des formulaires et procèdent à des contrôles. En regardant dehors, nous réalisons que le navire est amarré. Nous sommes arrivés au Kazakhstan.

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