Aral

par Elias Giudici et Michael Gowen · 11.09.2019

Un mois a passé depuis notre départ. Je m’en rends compte alors que nous sommes assis dans une arrière-cour tranquille et un peu sale du bazar de Noukous. Nous mangeons des samossas avec deux bouteilles
de coca en verre que nous venons d’acheter. Le tout pour 6000 soums soit une soixantaine de centimes chez nous. Il nous arrive de temps en temps, à Elias et moi de faire le point sur notre voyage. De repenser à ce que nous vivons ou avons vécu jusque-là. La journée touche à sa fin. On a traversé la frontière et enfin gagné l’Ouzbékistan. L’Asie Centrale pour de bon cette fois, se dit-on. 

Nous ne sommes pas en Ouzbékistan nous corrigeait un homme le soir même de notre arrivée. Ici, c’est le Karakalpakstan et voici sa capitale. Noukous où le soleil brille fort au-dessus de nos têtes. Il paraît plus gros qu’on ne l’a jamais vu. Comme une énorme boule de feu blanchâtre prête à crouler sous son propre poids et tomber dans la rue. On se réveillait aujourd’hui d’un sommeil profond et complètement noir venu purger nos
esprits du tumulte de la traversée des steppes. On se sentait lavés mais vides. Ici aussi c’est bizarre. Les routes se ressemblent toutes. Même poussière, mêmes nids-de-poule et mêmes immeubles à mi-chemin entre la démolition et la construction. 

Curieusement, il existe ici une des plus grandes et des plus belles collections de peintures d’avant-garde. Dans ce musée perdu que certains surnomment le « Louvre des Steppes » et qui rivaliserait même de
richesse avec le lointain musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Un homme nommé Igor Savitsky a rassemblé dans les années 60, des peintures d’artistes russes et centre-asiatiques pour les entreposer ici et préserver l’identité historique et artistique du Khorezm. Une région qui prospérait jadis au sud de la Mer d’Aral. Loin du réalisme socialiste soviétique de l’époque qui aurait causé la destruction de toutes ces oeuvres. Sur ces toiles on peut lire l’histoire d’un monde qui était partout autour de nous mais qu’on ne voit plus. Elles sont incroyables les couleurs de cette source qui coule à côté du bazar qu’on a presque l’impression d’entendre dans une rumeur entre les poutres de bois, les tapis et les turbans. Dans l’ombre fraîche des caravansérails où se retrouvent marchands, pêcheurs et paysans. Je vois aussi les champs de coton gras et nourris qui bordent les canaux en fleurs comme je les ai vus en arrivant avec le train. Je vois sur des peintures vieilles de 90 ans les mêmes marchandes aux dents en or coiffées de foulards grimper dans les mêmes wagons pour vendre du lait de chamelle aux voyageurs. Je vois la fierté d’un homme, de sa terre et de son bateau. Des couples qui dansent près des étoffes en tissu précieux et raffiné, des vieux qui parlent et des gamins qui jouent. Je vois surtout la mer et les bateaux. Le poisson dans le papier journal sur la table de la cuisine avec le vin à côté.

Plus tard, nous quittons Noukous pour Khiva en passant par Mouynoq. C’était un jour le port de pêche le plus florissant du Khorezm, sur la Mer d’Aral jusque dans les années 60. C’est là que débuta réellement l’exploitation en masse du coton pour le textile soviétique. Les fleuves Amou-Darya et Syr-Darya qui assuraient autrefois un afflux considérable en eau furent asséchés et la Mer d’Aral mourut presque complètement. La situation est meilleure du coté Kazakh qui sut mieux endiguer cet assèchement et conserver une partie de ses eaux. Du côté Ouzbèk, la situation est bien plus dramatique. Pourtant quand on arrive, il n’y paraîtrait rien de tout cela, sans doute à cause de la chirurgie esthétique que
subit cet endroit. Mouynoq ressemble maintenant plus à une banlieue résidentielle au milieu de nulle part qu’à un village de pêcheurs sur la côte. On ne devinerait presque rien mais au bout de la route, venant des dunes, on sent comme l’air de la mer qui vient jusqu’à nous. Celui qu’on respire les fois où l’on marche vers la plage. Derrière les buttes de sable, on s’attendrait presque à trouver l’eau bleue et salée à perte de vue mais il n’y a que la poussière et le sable. On ressent alors une brise amère sur le visage. Comme un cri de colère venu de très loin, là où la mer a reculé. Tellement loin qu’on ne croit plus qu’elle existe. Jamais elle ne reviendra, et de toute façon il y a des ressources à exploiter sous ce sol mort et desséché.

Surplombant le célèbre cimetière de bateaux où les gens se prennent en selfie comme des fous en croisière dans le désert, il y a une jetée qui devait autrefois être bordée par des vagues qui éclaboussaient la
rambarde. Une peinture murale y présente la Mer d’Aral d’aujourd’hui et à son pied, une stèle raconte l’histoire d’une mère qui attendait chaque jour ici son fils parti en guerre comme tant d’autres lors de la Grande Guerre Patriotique pour l’URSS.

J’ai vu plein de choses dans ces peintures au Musée Savitsky, mais j’ai surtout vu dans le regard d’une femme sur un portrait, la tragédie qui se lit dans les yeux de beaucoup. Parce qu’il existe des regards ici qui ont vu la mer se retirer peu à peu et emporter bien plus que les poissons.

Nous continuons notre route et quittons le Karakalpakstan par ses routes délabrées qui font serpenter les voitures. Se faufilant entre les champs de coton qui poussent sur les rives nues d’un fleuve triste. L’Amou-Darya, au crépuscule pleure bientôt les dernières larmes de son corps dans un spectacle horrible et magnifique.

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