Age ya rooz

par Elias Giudici et Michael Gowen · 23.10.2019

En Iran, il existe chez beaucoup une hospitalité légendaire et aux racines profondes. Mais la réalité actuelle des choses fait que ces racines se meurent car il devient très difficile de faire honneur à la tradition tout en
affrontant les problèmes d’aujourd’hui. On tentait de se montrer reconnaissants quand on ressentait ce curieux mélange de générosité et d’amertume car c’était éprouvant, après tout ce chemin et toutes ces rencontres d’entendre, impuissants, les gens s’excuser au nom d’un peuple que bien souvent ils jugeaient mauvais.
« Tu verras, les Iraniens sont si tragiques » avais-je entendu. Je reprenais mes esprits dans les toilettes de l’aéroport d’Almaty, peu avant de prendre notre vol pour Téhéran. Je crois que si le taxi avait roulé un rien plus vite en nous amenant, j’aurais vomi sur la banquette arrière. Elias, qui gérait un peu mieux sa gueule de bois m’attendait derrière la porte des WC, et moi je pensais au fait qu’on allait changer de monde d’ici peu en bloquant sur les mignonettes de vodka vides, jetées dans la corbeille. C’est fou ce que les gens peuvent boire ici.

Sur le tarmac, nous admirions une dernière fois les hautes montagnes au loin sur l’horizon blanc et givré du Kazakhstan avant de monter dans l’A310 de Mahan Air qui nous emmenait en Iran. L’hôtesse nous servit un plateau repas qui me fit oublier mes aigreurs d’estomac, et nous survolions l’Aydar Ko’l en regardant les photos de ces deux mois et demi que nous venions déjà de vivre.

« Welcome to Iran » me dit le jeune homme à la douane, tamponnant mon visa en m’adressant un clin d’oeil sans sourire. Sur la route pour aller en ville, le chauffeur de taxi nous sert du thé avec du sucre sans lâcher le volant. Au fur et à mesure qu’on avance, Téhéran se montre un peu sous son voile de brouillard qui dissimule peu les énormes immeubles, la confusion et les drapeaux. 

On ne savait pas qu’il n’y avait plus d’internet dans tout le pays avant d’arriver. On passera plusieurs jours sans rien savoir, ou presque de ce qu’il se passe dans le monde et dans le reste de l’Iran. Mais c’est quand même bon d’arriver ici, il y a toujours du thé chaud dans le samovar et chaque soir le parfum du riz embaume la cuisine. C’est novembre et la neige fond partout sur les trottoirs pentus de Zafferoni. Quelque part pourtant, sous la cohue froide de la ville vibre un bourdonnement sourd et intense. Il y a une autre agitation, encore plus grande que celle du Bazar Central et plus rugissante que les cohortes de 125 des Bassidjis. Le gouvernement fait tout pour cacher le mécontentement du peuple et, dit-on, ça fait des centaines de morts dans les émeutes qui éclatent un peu plus au sud du pays. Un regain de tensions avec les Etats-Unis met aussi l’Iran sous les projecteurs. Pourtant nous nous sentons comme sous une chape de plomb ; aveugles et sourds. Il n’y a plus d’air à Téhéran, on dirait que tout le monde retient son souffle en attendant de voir ce qu’il se passera. Nous aussi, nous attendons.

Pendant ce temps, on se mêle peu à peu à la vie sociale qui continue malgré tout. On essaye d’être discrets. Dans les taxis, dans les restaurants ou les cafés qui, le soir sur la place Tajrish servent tout ce qui peut remplacer une bière aux jeunes qui se retrouvent pour discuter et fumer des cigarettes. Ça ressemble vraiment à un vendredi soir de chez nous quand on regarde de loin ces groupes massés sur le trottoir qui rigolent et écoutent de la musique. Là justement, on retrouve Arya un ami d’Elias qui était venu passer l’été à
Genève avec sa soeur, Amaya. Ils nous invitent chez eux et ils nous présentent leurs amis, avec qui on a l’occasion de faire un peu la fête dans les appartements, sans que personne ne sache qu’on y boit de l’alcool et que les filles ne portent pas leur hijab. Même si c’est ce qui se fait partout à Téhéran. C’est juste que personne n’a le droit. Nous sommes vraiment contents de rencontrer des jeunes Iraniens de notre âge. Et eux, ça leur fait plaisir de nous accueillir et de nous parler de leur pays même si pour beaucoup, cette tendance qu’ont les discussions en Iran à dévier sur la politique est fatigante. «Je veux partir. Ce pays nous traite comme de la merde».

Tous sont étudiants mais presque aucun ne veut rester en Iran. C’est triste de voir une jeunesse entière déserter un pays et avoir l’impression qu’il n’y a de l’espoir qu’ailleurs. Vers minuit, les autres rentrent chez eux. Amaya me montre sa collection de films étrangers piratés tandis qu’Elias discute avec Arya qui grille des kebabs sur le balcon. On les mange dans la cuisine en rigolant un peu. Avant de rentrer, je fume une dernière cigarette sur le balcon qui offre une belle vue des immeubles du nord de Téhéran. Juste devant, un énorme mât de métal porte le drapeau rouge, blanc et vert de la République Islamique qui flotte lentement. C’est comme s’il nous avait regardé boire de l’aragh toute la soirée. Arya surgit derrière en disant, pour me taquiner « Michael is meditating about this flag » et je ris…n’empêche que c’est exactement ça. La veille de notre départ pour Kashan, nous sommes invités chez une de leurs amies qui fait une fête chez elle avec des étudiants en art. Il y a pas mal de monde dans la pénombre du salon ou les rideaux ont été tirés. On
revoit Arya, plus déchaîné que la dernière fois et on boit le même aragh de contrebande qui coule à flot et qu’on nous sert par grandes rasades de bienvenue. On fume plein de cigarettes sur la table en rigolant avec les autres qui commencent tous à succomber à l’ivresse. Elias et moi profitons de cette dernière soirée à Téhéran, qu’on avait de la peine à quitter. Nous dansons tous ensemble, enivrés d’alcool et d’haschich au milieu du salon. A un moment, j’étais assis sur la banquette et je fumais en perdant mon regard au milieu des gens saouls qui riaient et qui s’écroulaient. Ils reconnurent tous en même temps les premières notes d’une chanson célèbre de Faramarz Aslani. C’est une mélodie à la guitare qui emporte toute la soirée, et tous en attrapent les paroles au détour d’une phrase ou d’un refrain.
« It’s a love song. Iranian people love the songs from before the Revolution », me dit Arya qui était assise à côté de moi. « Age ya Rooz », ça veut dire « si un jour ». Une chanson sur un amour qui finit mal. C’est difficile d’aimer quelqu’un qui ne vous aime pas. C’est la même chose avec un pays, je pense. C’est vrai qu’ils sont tragiques ces Iraniens, je les trouvais beaux et touchants. Comme ça, ivres morts. 

Laissez un commentaire

Le commentaire sera soumis à la validation d’un modérateur. S’il est conforme à la charte il sera publié sur le site. Votre adresse de messagerie ne sera pas rendue publique.
Merci, votre message a bien été envoyé.
Une erreur est apparue, merci de contacter l'administrateur du site.