7 minutes

par Elias Giudici et Michael Gowen · 12.01.2020

Quatre lari pour un billet de train, on n’en croit pas nos yeux. Ça fait à peine plus d’un franc pour aller presque d’un bout à l’autre de la Géorgie.

On est plus vraiment surpris une fois dans le train. Il nous fait rire ce tas de ferraille qui se traine durant des heures sur les chemins de fer, comme un gros ver de terre rhumatisant. Le temps passe plutôt lentement. Il y a la broussaille humide à regarder dehors, les quelques visages gris et ridés des passagers à observer ou alors on peut tenter en vain de deviner la conversation des trois chasseurs de derrière, qui se perd dans le vacarme métallique et monotone des wagons Soviétiques. De temps à autre, une vieille femme passe pour vendre du pain ou des fruits. Et pour s’occuper, certains vont se dégourdir vers les toilettes qui servent aussi de fumoir. Cinq minutes où personne ne vient déranger, et on peut méditer un peu sur le paysage qui file par la petite fenêtre de la cabine, avant de jeter le mégot par le trou de la cuvette, qui semble percé au Dragunov.

Dès 1865, l’Empire Russe voulut permettre la liaison de différentes provinces de la vice-royauté du Caucase, via la ligne ferroviaire transcaucasienne. En 1872, le premier passager circulait grâce à un train entre Poti sur la Mer Noire et Tbilissi, la capitale. En 1883, grâce à ces investissements dans le chemin de fer, la liaison entre Bakou et Batoumi fut achevée. Ce qui permit dès lors de faire transiter le pétrole de la Caspienne jusqu’en Mer Noire.

Aujourd’hui, le pétrole Azéri transite surtout par l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) ouvert en 2005, qui l’amène jusqu’au port de Ceyhan au sud-est de la Turquie, sur la Méditerranée. Depuis 2008, la Géorgie considère les républiques séparatistes au nord du pays - l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud-Alanie - comme des territoires sous occupation russe. En effet, les évènements de la Deuxième Guerre d’Ossétie du Sud ont mené à la rupture des relations diplomatiques entre la Géorgie et la Russie, qui conserve à ce jour une présence militaire constante dans ces deux républiques. Elle les reconnaît d’ailleurs comme indépendantes de la Géorgie.

N’ayant pas accès à ces territoires aux frontières condamnées, il est impossible pour la Géorgie de travailler au développement de la totalité du pays. Nous aurions aimé partir à la rencontre des populations ossètes ou abkhazes pour recueillir leur avis sur ces évènements. L’opinion dominante des Géorgiens, elle, semble claire. Nous avons vu beaucoup de choses qui nous laissent penser que le sentiment d’annexion reste encore très fort parmi eux. Comme ce sticker dans la rue ; Poutine arborant la moustache d’Hitler. Alors les meilleures perspectives économiques et politiques se trouvent peutêtre dans la place que peut occuper le pays entre la mise en relation de l’est et de l’ouest du Caucase. A plus grande échelle de l’Orient et de l’Occident.

La Turquie, s’imposant de plus en plus comme une puissance régionale, n’a aucune relation diplomatique avec l’Arménie depuis le Génocide des Arméniens en 1915. Rien ne transite par cette frontière. Ni hommes, ni marchandises. Et ça, nous l’avons-nous même vu. L’Azerbaïdjan a aussi fermé ses frontières à l’Arménie depuis la guerre qui opposa ces deux nations de 1988 à 1994. Les azéris gardent en mémoire les massacres commis par les Forces Arméniennes dans le Haut-Karabakh. Mais de l’autre côté de la frontière, d’autres souvenirs d’une grande violence ont sans doute aussi laissé leurs traces après cette spirale meurtrière. Outre ceci, Bakou avait accusé les Russes d’avoir aidé les troupes arméniennes à massacrer les civils de Khodjaly. L’équilibre de la paix semble donc fragilisé dans cette région qui, comme certains pays d’Asie centrale, entretient une relation complexe avec la Russie.

La Géorgie jouit donc en quelques sortes de cette confusion pour consolider sa position centrale dans le Caucase car c’est par elle que doivent transiter pétrole, gaz et marchandises en provenance d’Azerbaïdjan, d’Iran ou d’Asie centrale. Elle se détache du monopole russe dans l’approvisionnement énergétique et grâce aux Nouvelles Routes de la Soie, elle s’assure une protection diplomatique contre d’éventuelles menaces militaires qui pèsent sur son épine dorsale : l’axe qui la traverse d’Est en Ouest. Plein de gens nous le disaient. Ça se ressentait très fort aussi : La Géorgie est un pays très tourné vers l’Europe. Elle est depuis longtemps candidate pour une adhésion à l’Union Européenne, de même que l’OTAN souhaite aussi l’intégrer au traité. De gros progrès en vue de se conformer aux normes européennes, notamment dans le domaine de la lutte anti-corruption ont été accomplis. Mais accéder à ces demandes signifierait sans doute pour l’Europe de prendre position vis-à-vis de la Russie au sujet de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud-Alanie, sur lesquelles la Géorgie - et donc l’UE - revendiquerait sa souveraineté. L’Europe, qui ne souhaite visiblement pas entrer dans une situation de conflit avec la Russie, aurait pourtant tout intérêt à considérer ce pays comme un potentiel point d’ancrage important. Dans une région qui, en plus d’une plateforme de distribution énergétique, s’apprête à devenir une étape importante du projet Chinois.

Nous continuons de traverser la Géorgie. Il nous faut cette fois quitter Koutaissi, par la gare ou nous sommes arrivés, pour se rendre à Tbilissi enfin. Pour quelque obscure raison, on nous refuse les billets et un homme sorti de nulle part, nous conseille dans un anglais parfait de nous rendre à l’autre bout de la ville pour prendre une « marshrutka », un taxi collectif. Après de brèves et intenses négociations au sujet du prix, on monte à bord d’un minibus Mercedes, qui roule bien au-dessus de la limite de vitesse sur l’autoroute, pour gagner la capitale. Par la fenêtre, on voit souvent des chantiers qui nous rappellent, en moins spectaculaires, ceux que nous avons vus quelques jours plus tôt vers Arvin, entre Kars et la frontière géorgienne. Je me remémore le souvenir de ce trajet-là. 

Nous roulions alors entre les montagnes du Nord-Est turc. A nous se livraient les paysages effarants des chantiers pharaoniques, pour visiblement construire des autoroutes. Le niveau des lacs avait chuté, laissant la marque claire et frappante de l’eau sur les parois rocheuses dénudées. Les vallées étaient rongées, élargies. Des foreuses avaient éventré le roc que des tunnels traversaient maintenant, et des ponts reliaient entre elles les falaises cimentées. Je n’avais jamais vu l’Homme dompter la nature si brutalement. Lors d’un court arrêt qui suivit, nous en parlâmes avec un couple d’Australiens assis devant nous. Avec nous, ils semblaient être les seuls particulièrement marqués par ce qu’ils venaient de voir. « We all know who puts that much money in
there… » déclara le mari, qui était ingénieur. En effet, nous imaginions tous qui investissait dans ces travaux, mais il est vrai que rien ne laissait vraiment l’affirmer à vue de nez. Les ouvriers, les inscriptions, les machines de chantier. Tout semblait turc. Si Erdogan appuie son pouvoir entre autres sur le sentiment nationaliste qui croît dans le pays, il serait alors lésé d’assumer que la Chine injecte des sommes astronomiques dans la construction d’infrastructures si importantes.

Au contraire, au long de l’autoroute Koutaissi-Tbilissi, flottent fièrement les drapeaux Chinois à l’entrée des chantiers. On devine ici aussi la construction d’autoroutes, qui doivent sans doute aller de pair avec celles
d’Arvin. Des panneaux indiquent l’entrée des sites en mandarin, on peut y lire d’autres informations comme la nature du chantier ou le contractuel. Les machines arborent elles aussi des caractères mandarins. Dans la poussière, on distingue les fameux containers China Shipping qu’on retrouvera partout. J’ai déjà vu ça une fois en 2018, au Monténégro. Des entreprises Chinoises construisaient ce qui allait être la première autoroute du pays pour le connecter à la Serbie.

Quelques jours après ce trajet en marshrutka, à Tbilissi nous entrons dans une galerie de photographie exposant surtout des oeuvres au sujet de la Géorgie. Raconter un pays comme ça, c’est pourtant difficile. Une photo en particulier reteint mon attention dans un recueil que j’ai trouvé là. Elle est de Andreas Oetker-Kast et porte le titre « Seven minutes to start a war ». On y voit un homme en treillis. Debout sur un petit bloc de ciment, il regarde dans ses jumelles par-dessus les hautes herbes de la campagne où passe l’autoroute principale du pays. Non loin, dans les collines ossètes à l’horizon, il y aurait près de 6000 russes campés çà et là.

7 minutes, c’est le temps qu’il leur faut pour arriver ici, si l’ordre leur en est donné.

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