Fin et remerciements
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
par Simon Bérard · 28.12.2022
Dans une ville quelconque, cependant plus agréable et calme que la moyenne, je prends une pause au
bord de la route. La devanture d'un magasin attire tout de suite mon attention. Un épais mur de
végétation couvre tout un mur. Dans des pots multicolores se battent des plantes au vert agressif,
presque provocant. Elles montent vers le soleil avec arrogance et font de l'ombre aux herbes sèches qui
survivent dans les caniveaux. Je m'approche, c'est la première fois que je vois un magasin de ce type.
Au hasard, je me balade dans les rayons. Le lieu est en réalité bien plus étendu que ce qu'il paraît. Sur
plusieurs rangées, je découvre une immense offre de plantes diverses, allant du plus petit cactus aux
grands arbres fruitiers qui s'enorgueillissent d'avoir de lourdes oranges. Ils ont l'air de rois face aux
pauvres arbres desséchés que je croise au bord de la route.
Mon oeil s'attarde dans un coin. Une petite pousse gît coincée parmi deux congénères qui la privent
jalousement de soleil. Pourtant, elle s'en contente à merveille. Elle renvoie une sorte de fierté maligne,
malgré sa petite taille et ses quelques feuilles. Elle me rappelle une fillette que j'ai aperçue la veille,
qui tirait la langue à sa mère pour s'enfuir en riant.
Lorsque je sors du magasin, je souris sans encore savoir vraiment quoi penser. Je sais que j'ai agi par
envie en oubliant la raison et la logique, mais je n'ai pas pu m'empêcher. La vendeuse a en plus réussi à
me faire craquer pour un joli cache-pot jaune qui lui va parfaitement. Et finalement la situation est
drôle. Avec la fatigue, je sens en moi poindre la sensation d'un départ de fou rire.
Je suis stupide... je me dis en repartant doucement, ma fière plante verte calée dans mon porte-gourde.
La plante me suit durant les jours qui suivent. Je lui trouve une belle symbolique pour ma bonne
conscience. Histoire de se convaincre que l'achat était justifié. Le but serait donc de la planter lorsque
j'arriverai à destination, à la mer, tout au sud du Cambodge. Une manière de finir le voyage, de
marquer la fin avec un acte allégorique.
Cependant, il faut tout de même qu'elle survive au trajet. Je ne suis spécialiste dans le domaine mais je
crois savoir que l'environnement du voyage en vélo n'est pas le plus adapté pour une plante verte. De
plus, le temps est de plus en plus sec et aride à mesure que je descend vers le sud, surtout sur l'asphalte
à longueur de journée. Je n'ose imaginer les Celsius qui m'attendent.
J'essaie donc de m'occuper de ma plante avec la plus grande attention. Je l'installe confortablement et
conduit prudemment pour éviter les secousses. Je lui donne à boire à chaque arrêt et la prends avec
moi dans mes chambres miteuses où elle s'acclimate joyeusement sur une table en plastique, une
vieille télévision poussiéreuse ou un tabouret branlant avec un pied en moins. Malgré le climat
difficile, je crois qu'elle se débrouille plutôt bien pour l'instant.
Après avoir quitté la ville où j'ai acheté ma nouvelle amie, je traverse des paysages toujours plus
déserts. Longue plaine, parfois un semblant de colline. Le Cambodge est terriblement plat. Quelques
villages, beaucoup de champs et du soleil à longueur de journée. Mais ce qui donne réellement son
caractère au paysage de la région est ce phénomène de terre brûlée que j'avais vaguement pu observer
à la frontière avec le Laos : soudain, sur le côté de la route, une grosse fumée noire envahit l'air d'une
odeur âcre. Viennent aussi les braises qui sont soufflées en essaims par la brise et qui se déposent sur
mes avants-bras ou sur mes sacoches. Après l'odeur, c'est le bruit. Ce crépitement sourd dont l'origine
est diffuse, qui claque dans les oreilles comme des millions de petits pétards. Enfin, on distingue les
flammes. Pas très grandes, sans prétention, mais qui avancent avec une lenteur sûre et confiante,
dévorant les herbes sèches avec un appétit renouvelé à chaque coup de vent.
À plusieurs occasions, je m'arrête pour contempler les feux. Je ne sais encore exactement comment ils
débutent ni s'ils sont accidentels ou utilisés pour l'agriculture, mais la simple danse de ces formes
rouges enlaçant le bas d'un arbre, sifflant, crachant, trépignant d'envie, est un spectacle unique et d'une
beauté envoûtante.
Vers midi justement, j'aperçois au loin une longue colonne de fumée. Je freine et sors mon appareil
photo. Habituellement, mes contemplations pyromanes sont toujours solitaires car les locaux - en
voiture, en charrette ou en scooter - ne s'arrêtent pas. Cependant, lorsque je m'approche du feu par le
côté de la route, je vois deux silhouettes au loin. Flairant peut-être de belles images, je cours prendre
mon micro et le fixe, en courant aussi, sur mon appareil. Je déclenche lorsque je suis à une dizaine de
mètres des deux inconnus.
Ce sont, je crois, un grand-père et son petit-fils. Le grand-père est maigre, on devine le contour des
côtes sous le tissu de sa chemise bleue. Son visage émacié se tourne un instant vers moi. Je remarque
la dureté de ses traits, les creux à la place des joues. Ses yeux sont impénétrables : impossible de
deviner une pensée. Je n'ai pas le temps d'établir le premier contact car il se tourne aussitôt vers les
flammes. L'enfant, lui, paraît plus curieux. Je le vois m'épier discrètement lorsque son grand-père
regarde ailleurs. Il tient une sorte de panier ovale attaché en bandoulière qui m'intrigue beaucoup. On
dirait un tambour.
Un silence. Une bise qui excite le feu à saturation.
Malgré leur attitude distante, je tente tout de même un can I take a Picture of you ?
Bien sûr, je ne m'attendais pas à une réponse. Je fais des gestes, montre mon appareil.
Photo ? you ? Possible ? Yes ?
Ils m'ignorent royalement. Le grand-père fait seulement un geste accompagné d'une grimace en
détournant le regard. Je prends ça pour un oui. Je crois comprendre qu'il ne parle que par grognements
car il donne des ordres à l'enfant de la même manière.
Finalement, le vieux fait quelques pas sur un petit chemin qui mène jusqu'au feu. L'enfant le regarde
s'éloigner, puis le rejoint. Je les suis. La chaleur se fait soudain vraiment sentir. Sur la peau, partout.
Une petite dose d'adrénaline vient me chatouiller le cou.
Ensemble, ou plutôt eux et moi, nous marchons quelques instants sur ce chemin. Le vieux fait soudain
demi-tour et revient avec son scooter. Quelques pas et l'espace se dégage d'un coup. Séparé par une
barrière en bois, nous nous retrouvons soudain devant un vaste champ parsemés de quelques arbres. Le
vieillard grogne, l'enfant s'exécute. Je le regarde traverser longuement la plaine pour arriver dans
l'ombre d'un grand arbre. Il y grimpe et disparait dans les branchages. Le vieux, accoudé à la barrière,
ne bouge pas d'un cil.
L'enfant réapparaît avec de nombreux fruits dans les mains. Une fois revenu à notre niveau, il me jette
un regard malicieux. Ils dégustent ensemble leur récolte que j'imagine frauduleuse et je les regarde
manger. Je sens que je commence à être un peu trop envahissant. Après mes trop nombreuses et
infructueuses tentatives de contact, je me dis qu'il serait temps de se remettre en route. Surtout que je
me sens mal à l’aise, avec ma manière de les filmer. Est-ce que je ferais la même chose en Europe ?
J’en suis convaincu, d’autant plus que le contact aurait été plus facile. C’est peut-être justement ça : ils
ne me comprennent pas, je ne les comprends pas, j’ai peur qu’ils interprètent mal mes gestes.
Le bruit des flammes revient, je traverse un épais nuage de fumée et rejoint la route poussiéreuse.
Cette rencontre malgré-soi me reste longtemps en tête. La sensation qu'elle crée. C'est le genre de
scène, je crois, que l'on pourrait imaginer partout, à toute époque confondue. Un grand-père et son
petit-fils, la nature, quelques fruits volés. Beaucoup de silence et de mystère.
Quelques dizaines de kilomètres plus loin, un autre feu. À nouveau, je fais une halte. Je traverse la
route et je sursaute lorsque les voitures me klaxonnent dessus, sans raison apparente. C'est une
habitude qu'ont les conducteurs locaux. Au moindre risque, et même lorsqu'ils dépassent des piétons
sagement alignés sur le côté, ils klaxonnent. Deux fois, deux petits coups secs, suffisants pour me
dévisser la tête et manquer de me faire chuter vers le bas-côté.
Un motard vient à ma rencontre. Il observe les flammes avec moi, prétexte pour échanger quelques
mots. J'arrive à comprendre qu'il apporte des médicaments à sa mère qui habite dans la ville voisine. Je
lui souhaite bonne chance après avoir pris quelques photos de lui. Il ressemble à un pilote de formule 1
avec sa protection dorsale et son gros casque - chose rarissime parmi les conducteurs de scooter ici.
Vers seize heures, je trouve une guesthouse qui ne vend pas du rêve. Dix dollars la nuit, la salle de bain
aux traces de moisissures et la poussière d'un chantier dans l'immeuble qui envahit tout, jusqu'aux
draps de mon lit. Mais pas d'autres choix possibles. Il faut se contenter de peu.
Quelques minutes après mon arrivée, deux policiers font leur apparition devant ma porte. En les
voyant devant moi et avec toutes les mauvaises histoires que j'ai entendues à propos de la police
locale, je me dis que je peux déjà être sûr de devoir leur filer quelques dollars pour éviter tous les
absurdes et chronophages problèmes qu'ils voudront bien inventer. Pourtant, ils restent très polis. Une
simple vérification du passeport et quelques questions. Ils partent en me souhaitant bon voyage.
Je suis soulagé mais cela signifie tout de même que quelqu'un a dû les appeler après m'avoir aperçu
arriver dans le village. Je suspecte la gérante de l'hôtel qui ne comprenait pas - ou ne voulait pas
comprendre - que je voulais simplement une chambre pour dormir.
Lorsque le soleil est couché, je décide de sortir pour manger. Lorsque je tente d'ouvrir la porte, je
constate qu'elle est fermée. Je ressaie, une fois, deux fois. Je pousse la porte vers l'arrière, remet en
place la serrure qui bouge vers le haut : rien. Définitivement fermée. Je regarde autour de moi. La
fenêtre est zébrée d'épais barreaux de métal, la salle de bain n'a même pas d'ouverture vers l'extérieur.
Je suis donc bloqué ?
Rapidement, l'esprit commence lentement à s'imaginer les scénarios les plus fous. C'est la gérante qui
m'a enfermée, ou la police qui me fait prisonnier... Je suis sûr... Je suis sûr.
Et je commence à m'énerver sur cette serrure, en me répétant avec de moins en moins de conviction
que c'est simplement une erreur et que je m'y prends mal. Après cinq minutes, cinq longues minutes !,
je me rends compte qu'il n'y a pas mille façons d'ouvrir une porte ! Il y a bien un problème.
D'abord timidement puis avec toujours plus d'agacement, j'appelle à l'aide.
Sorry ? Sorry ? Je demande à voix normale. Bien sûr, pas de réponse.
Je commence à tambouriner la paroi ou les murs environnants. Je vais à la fenêtre, tente d'attirer
l'attention d'un voisin. Je me pense soudain malin en cherchant le numéro de téléphone de l'auberge
mais je me rends vite compte qu'elle n'existe même pas sur internet !
Après un certain temps, les barrières habituelles et la retenue ordinaire disparaissent.
Je hurle en tapant les murs ou en enfonçant la porte avec l'épaule. Je jure de plus en plus, pense de plus
en plus.
Soudain, tandis que la guesthouse était alors plongée dans un relatif silence, une musique
assourdissante débute. Elle résonne partout, impossible d'entendre quoi que ce soit. Simple hasard...
Simple hasard. La voix féminine de la chanson me perce les tympans et me tend au plus haut point, je
hurle le plus fort possible en donnant des coups de pieds dans la porte. J'envisage maintenant d'appeler
la police, j'ai le numéro sous mes yeux, même s'il s'agit d'une erreur, je vais tout de même pas rester
bloqué jusque demain matin lorsqu'ils s'apercevront que la porte du jeune occidental est toujours
fermée ! Et peut-être qu'ils la désirent fermée, justement. Peut-être que je suis réellement prisonnier
dans cette chambre miteuse qui semble devenir de plus en plus étroite et austère.
L'air devenant irrespirable, je lance une nouvelle salve de coups et de hurlements ridicules et enfin, je
sens une présence de l'autre côté !
Open ! Open ! The door !
Quelqu'un marmonne des parole en khmer et enfin, la porte s'ouvre. Je découvre un employé du
chantier. M'entend-t-il hurler depuis le début ? Est-il de mon côté ? Dois-je changer de guesthouse ?
Partir maintenant ? Le plus vite possible ?
Mais il a l'air tout aussi jeune et tout aussi perdu que moi. Je le remercie, mal à l'aise et toujours très
suspicieux. Il disparait au coin du couloir.
J'ai le fin mot de l'histoire lorsque je m'enferme avec la gérante de l'hôtel - j'ai dû quasiment la tirer de
force pour qu'elle accepte de me suivre. Je lui montre comment la porte reste bloquée une fois qu'elle
est totalement rabattue. Terrible moment d'humiliation : la gérante fait un simple mouvement de
poignet en tenant fermement vers le haut la poignée branlante et la porte s'ouvre facilement. Je la
déteste. Qu'est ce que je la déteste. Je lâche un remerciement en serrant les dents. J'entends des rires
lorsque je quitte la guesthouse, je fais le plus grand effort pour être raisonnable : ce n'est pas de moi
dont on se moque...
Le soir, je prends une bière avec trois Cambodgiens que je peine à croire lorsqu'ils m'assurent qu'ils
sont professeurs d'anglais. L'un d'entre eux, le plus sobre, parle effectivement dans un anglais plutôt
correct - en tout cas meilleur que le mien - mais les deux autres communiquent par éclats de rires et
cris d'exclamations qui font tourner les têtes autour de nous. Peut-être que la pyramide de bouteilles
vides qui s'amoncelle sur la table en est pour quelque chose.
Je profite de l'occasion pour demander au plus sobre des trois quelle est l'origine des incendies que je
découvre depuis ce matin. Il me répond que la majorité des feux sont déclenchés par l'homme. Parfois
accidentellement mais aussi, et c'est le plus dangereux, volontairement par des agriculteurs véreux,
avides de nouvelles terres à réclamer. Je lis ensuite le soir même que ces feux ont un impact
dévastateur sur la faune environnante. De plus, tout le processus forme un terrible cercle vicieux : la
sécheresse favorise l'émergence d'incendies qui, en dévorant la végétation, renforce encore plus la
fragilité du milieu face aux incidents de ce type car le terrain devient plus sec. Le changement
climatique ajoute sa pierre à l'édifice en rallongeant les périodes de sécheresse et en les rendant
toujours plus difficiles à supporter, que cela soit d'ailleurs pour la nature ou pour les habitants.
Je vérifie une nouvelle fois que je peux bel et bien ouvrir ma porte avant de me mettre au lit. Les
crachats d'un voisin de chambre résonnent dans la salle de bain. La lumière s'éteint à vingt-et-une
heures, je dois sortir ma lampe de vélo pour me brosser les dents. Au moins, je me dis, je serai dans
deux jours à Siem Reap, la ville la plus célèbre du Cambodge pour son magnifique complexe de
temples - le fameux Angkor. Plus que 180km avant de retrouver le chaos de la ville, le son des
discussions en français et une chambre d'hôtel accueillante qui, elle, aura sûrement une porte qui
s'ouvre facilement.
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
Six heures. Je n'ai pas dormi de la nuit. Pas l'envie. Je sors doucement de ma chambre.
10 janvier 2023. Je m'apprête à me lancer dans mes derniers jours de voyage. Mon objectif : Kep, un petit village balnéaire où je finirai mon itinéraire.