La soupe aux fourmis

par Simon Bérard · 15.01.2023

10 janvier 2023. Je m'apprête à me lancer dans mes derniers jours de voyage. Mon objectif : Kep, un
petit village balnéaire où je finirai mon itinéraire.

Onze heures. Je suis à table avec la femme de Stefan, nous mangeons un pain au chocolat. Aux
fenêtres, la pluie tombe sans relâche. En plus d'un mois de voyage, je n'ai jamais assisté à ce fameux
spectacle : les averses asiatiques. Et voilà que maintenant, le jour du départ, je me retrouve devant cet
immense rideau tombé du ciel. Après un moment d'hésitation devant l'instabilité de la météo, je me
rappelle que je n'ai pas le choix. Si je veux atteindre la mer dans les temps, il faut que j'avance
aujourd'hui !

Aux alentours de treize heures, une accalmie fait monter l'espoir d'une fin de journée sans
précipitation. Je remercie mon hôte puis je reprends mon vélo pour me plonger dans la circulation de
la capitale.

Rouler en ville est une vaste partie de jeu de société. Et je n'ai absolument pas l'air d'être le seul à
penser de cette manière. Il s'agit d'être le plus malin, de repérer les combines les plus efficaces, de
s'adapter au mieux aux avancées des poids lourds afin de se faufiler et d'être le premier à l'arrivée du
prochain croisement. Les scooters sont les plus mobiles, ils coupent la voie aux voitures qui
klaxonnent leur mécontentement. Ils passent sur les trottoirs, coupent en contre-sens en évitant la
circulation inverse. Aux feux rouges, les plus audacieux tentent même des traversées rapides parmi les
flots de traffic opposés. Il suffit cependant d'un mauvais calcul pour se faire piéger : devant moi, un
jeune homme s'élance alors que la file en face est prioritaire. Un camion manque de le renverser : une
manoeuvre habile le sauve de justesse. Il s'en est fallu de peu.

Tout ce qui paraîtrait impensable sur les routes européennes est monnaie courante par ici. Faire marche
arrière en plein centre du passage, griller tous les indications possibles, garer sur la chaussée voire
même y rouler pour éviter un bouchon.

Même si tout paraît à première vue chaotique, je ne peux m'empêcher d'être impressionné par la
maitrise des conducteurs : les trajectoires sont fines mais finalement - et à chaque fois -
merveilleusement bien calculées pour que les véhicules s'effleurent sans jamais se toucher.

Après une heure, je quitte le fourmillement de la ville. Une route en lacets me mène doucement
jusqu'en campagne. Dans les champs, dans les terrains vagues, sur les parkings ou dans les jardins, de
grandes bandes grisâtres reflètent la neutralité du ciel. En un seul matin d'intempérie, les sols se sont
gorgés d'eau et recrachent lentement des relents de boue sur les côtés de la route. Je n'ose imaginer la
situation en saison des pluies, lorsqu'il pleut tous les jours, des semaines durant.

L'effort est agréable. Malgré l'humidité ambiante, une bise rafraîchit l'atmosphère. Elle pousse les
nuages qui cavalent dans tous les sens, oscillant entre le gris et le blanchâtre. Parfois laissant même
poindre une impression de soleil. Mais tandis que les tâches obscures s'effacent lentement de
l'asphalte, je découvre en face de moi, pile dans l'axe de la route, un gros amoncellement de noirceur
au fond de l'horizon.

Je prends les précautions nécessaires : vérification de l'étanchéité des sacoches, une veste de pluie
facilement atteignable à l'arrière. Après avoir couvert trois fois puis sorti trois fois mon appareil photo
- le fait de ne plus l'avoir me fait aussitôt regretter l'occasion de prendre une belle photo - , je le laisse à
portée de main à sa place habituelle.

Une minute plus tard : le déluge. Un instant suffit pour que ma veste soit inutile. Je me rue le plus vite
possible vers le premier abri que je vois. Une sorte de terrasse couverte, quelques tables et un grand
portrait d'un dirigeant politique. Il fait terriblement sombre. La pluie martèle la toiture en tôle : un bruit
d'explosion continuel sur le crâne.

Je tends mes vêtements sur les espaces secs disponibles. Je me change. Puis j'attends. Une chaise
donne sur la route où étrangement, plus personne ne passe. Comme si le monde entier s'était sauvé,
terré, cloitré, dans l'obscurité ambiante, attendant que la vie puisse reprendre. Une pause universelle.

C'est la première pluie depuis le début, je pense. Cela ne me fait ni plaisir ni chagrin. Je patiente,
simplement. Je rêvasse quelque peu. La pluie a ce curieux pouvoir hypnotique. Les trombes jaillissent,
explosent. Les gouttes énormes s'écrasent avec déchainement sur le sol boueux. L'eau envahit tout.
Très vite, la cour qui sépare mon abri de la route se couvre d'un liquide en fusion, brunâtre et agité.

Mais étrangement, devant cette démonstration sauvage, impossible d'être autre chose que calme.
Je repense à mes premiers jours de voyage. L'arrivée sur le tarmac de Vientiane, la bouffée d'air chaud
à la sortie de l'aéroport. Johannes sur les quatre mille îles, la coupe du monde à Paksé. Ou avant. Les
préparatifs, mon carton - et mon vélo - qui disparaît sur le tapis roulant. Le trajet jusqu'à Zurich.

Tout est très silencieux soudain. La pluie s'est arrêtée. J'enfile une nouvelle veste et je suis reparti.
Malgré l'éclaircie, la menace n'en a pas disparue pour autant : un mur noir fait barrage sur la plaine.
J'ose espérer que, la prochaine fois, je passerai entre les gouttes.

Mon agréable chemin de banlieue me jette brutalement au carrefour d'une sorte d'autoroute. Je n'ai pas
d'autre choix, si ce n'est celui du retour en arrière (au vue de l'heure avancée, la décision est vite faite).
Commencent des kilomètres infernales. Peut-être est-ce la pluie, la fatigue, le mental qui n'y est pas
mais mes jambes n'ont jamais été aussi molles. J'ai la désespérante impression d'avancer à reculons
tandis que les voitures me dépassent en rugissant. Lorsqu'un vent de face s'ajoute à l'effort, je me rabat
sur un abandon momentané. Un coca, dans un restaurant de trois tables, me redonne un peu de force.

Le soir, je suis lessivé. J'ai pris plusieurs fois la pluie j'ai cinq heures de tête baissée sur une bande
d'arrêt d'urgence. Sous un ciel sombre, je fais des tours aux abord d'une ville anonyme pour trouver un
hôtel ouvert. Rien. Le premier est totalement en ruines. Un autre se révèle finalement être un garage.
Cinq kilomètres de plus pour un refus. Dix kilomètres encore pour faire face à tout sauf à l'enseigne
d'une guesthouse. Je déniche finalement une chambre pour quinze dollars - une très mauvaise affaire - .
Les lieux ne sont pas très ravissants mais je suis simplement heureux d'avoir un lit pour cette nuit.

Je mange une pizza - une pizza ! - dans une sorte de foodtruck local. Les courbatures me redonnent le
sourire, me rappelle que je suis parti aussi pour traverser des journées comme celle-ci. Assis sur une
chaise en plastique branlante, un parasol dégoulinant sur la tête, je prends le temps de réfléchir à mes
prochains jours. Au vu de la petite distance parcourue aujourd'hui, il serait dommage de terminer
demain avec une grosse étape. Je décide donc de relier une ville côtière située à une dizaine de
kilomètre de mon objectif final pour me dégager du temps pour cette dernière journée. Cette dernière
journée... Après-demain, donc ? La fin ? Déjà ?

Peut-être que j'en ai peur de cette dernière journée... Oui, j'en ai peur. Je l'ai tellement imaginée, j'y ai
projeté tellement d'espoirs, de pensées, d'envies. Et si tout ne se déroule pas comme je le voudrais ? Et
si je suis fatigué ? Dans un mauvais jour ? Et s'il pleut et que je ne peux pas faire les images que je
souhaiterais pour terminer mon documentaire ? Et - . Je me lève. Parfois, j'ai cette impression de créer
hier les problèmes que je porterai demain. De construire les chaînes qui me retiennent, et même à y
prendre un certain plaisir !

C'est la pluie qui me réveille. Le matin, j'erre un peu dans le vague, parmi les couloirs de l'hôtel.
J'attends que l'averse passe. Mais elle ne passe pas. Alors je m'élance. Au départ désagréable, une fois
acceptée, les gouttes s'oublient.

Je m'arrête seulement pour déguster une étrangeté aperçue au passage dans l'une de ces boulangeries à
"ciel ouvert" (pour le coup, à l'abri d'un toit de tôle et d'un bon nombre de parasols). Dans un pain rond
ont été glissés un oeuf et une saucisse. Ils apparaissent à la surface comme deux jouets lisses et
plastifiés, surtout pas comestible. Après avoir tout avalé, je ne sais toujours pas quoi en penser.

À midi, je fais une nouvelle découverte gastronomique, un peu contre ma volonté.

Je m'arrête, un restaurant comme les autres. Je me dirige vers les casseroles - c'est ainsi qu'il faut
procéder - pour en découvrir le contenu. Au fond de l'une d'entre elles, je crois deviner une sorte de
soupe avec des graines. J'en commande par séries de gestes - des rires avec les femmes aux cuisines - .

Le plat arrive, je prends quelques cuillères. Je me force. Franchement pas terrible, et je m'en veux car
les cuisinières sont très gentilles. Pour temporiser la prochaine bouchée, je remue quelque peu.
Soudain, mon attention est attirée par l'une de ces "graines". Une fourmi ! Il y a une fourmi dans la
soupe. Je la prends du bout de mes baguettes pour la déposer discrètement dans ma serviette. Ça
arrive.

Mon regard se replonge dans la soupe. Une autre fourmi ! Décidément ! Puis, je me rends compte.
Toutes les graines ne sont en fait que des fourmis. Je mange une soupe aux fourmis. J'ai un moment de
blanc où je me demande si c'est voulu. Peut-être sont-elles "tombées" par inadvertance. Je m'imagine
aller voir ces femmes pour leur demander si les insectes sont compris dans la recette, puis je me
rappelle que nous avions déjà eu du mal à nous comprendre lorsqu'il s'agissait de savoir s'il était
simplement possible de manger.

Je prends encore quelques cuillères mais, en plus des fourmis, il faut dire que la soupe en elle-même
n'est pas très à mon goût. Je me lève pour payer et je disparais comme un voleur pour ne pas les voir
débarrasser mon bol encore quasiment plein.

En fin d'après-midi, j'aperçois des montagnes ! Cela fait des semaines que je ne vois que du plat, du
plat et du plat. L'atmosphère change lentement, plus de verdure, plus de relief. Je me surprends à
prendre du plaisir en montée - au moins, ce n'est pas monotone - , chose que je n'aurais jamais pu
imaginer possible après avoir fini mon tracé aux montagnes du nord du Laos.

J'arrive en ville en fin de journée. Fini l'autoroute ! Fini le vent de face ! Je m'installe dans une
guesthouse sympathique. Les touristes sont partout. Totalement par hasard, je retrouve un couple de
français que j'avais déjà croisé au Laos, plusieurs fois. On boit quelques bières, on se raconte nos
aventures. Au repas, je mange avec un curieux personnage : un vieil anglais qui me parle de sa
jeunesse sans que je ne comprenne grand chose entre l'absurdité de ses discours et son accent plus que
marqué. Il me paie un verre, propose même un deuxième que je refuse poliment. Je le quitte lorsqu'il
commence à hausser la voix, s'indignant, je crois, contre son ancienne femme ou, peut-être, sa
maîtresse algérienne qui l'avait abandonné... je sais plus.

De retour dans ma chambre, j'aurais l'énergie pour repartir jusqu'à Phnom Penh. J'ai hâte de me lancer
demain, lorsque j'oublie que c'est mon dernier jour. Mon dernier jour, mon dernier jour...

Je ne trouve pas le sommeil. Une boule au ventre ne me quitte pas. Mes jambes bougent en cadence. Je
suis trop fatigué pour me réjouir ou pour regretter, je suis trop fatigué pour réfléchir à cette fin, à la
manière avec laquelle il faut qu'elle se déroule. J'ai juste hâte de me lancer.

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