Phom Penh

par Simon Bérard · 14.01.2023

L'approche de la capitale métamorphose progressivement les abords de la route. Au petit matin, je
roule encore au milieu d'immenses champs. Une aube rosâtre en pleine campagne. De temps en temps,
quelques villages viennent briser la monotonie des plaines, encore à moitié enseveli de fatigue et
d'obscurité.

Vers dix heures cependant, les bas-côtés habituellement vierges et poussiéreux se hérissent de
panneaux, pancartes et publicités gigantesques. Sur ces affiches, on trouve généralement des femmes
au teint fantomatique, présentant une bière qu'elles tiennent avec un large sourire. Elles sont parfois
remplacées par un lion accompagné de caractères vantant la puissance d'une boisson énergisante - je
reconnais d'ailleurs une bouteille que m'avait donné des policiers lors de mon tout premier jour de
voyage !

Vers onze heures, ma vue sur l'horizon se restreint fortement. Les magasins se suivent, se serrent, se
battent pour la place la plus avancée sur la chaussée. Garages, alimentation, restauration, souvent tout
à la fois. Heureusement, il m'arrive encore de tomber sur quelques centaines de mètres de no-man's
land où je peux contempler le paysage. Dans ces espaces vides, j'aperçois au loin d'immenses hangars
blancs, des usines de textiles ou de chaussures, de ce que je comprend. Effectivement, dès que je
m'arrête devant l'un des portails qui file vers l'une de ces manufactures, des vigiles viennent aussitôt se
placer devant moi pour me faire fuir. Je prends tout de même quelques photos en regrettant à chaque
fois de ne pas pouvoir en savoir plus.

Enfin, juste après midi, un carrefour porte le coup fatal. Je suis un large remorqueur et je rejoint une
route de six voies. Dernière ligne droite avant Phnom Penh, le centre névralgique du Cambodge.

Depuis ce croisement, une éternelle procession de bâtiments accompagne mon avancée.

Ce qui change désormais, c'est la hauteur des tours et la démesure des édifices. Au départ, de maigres
rangées d'un seul étage. Ensuite, des complexes toujours plus grands et ambitieux.

Je découvre progressivement ces projets fous qui fleurissent à foison dans la périphérie de la capitale.
J'avais lu que le pays était le nouvel eldorado des promoteurs immobiliers mais je n'avais pas imaginé
ce que cela impliquait concrètement : partout, d'immenses chantiers à moitié abandonnés. Des tours
énormes de béton abimé qui fusent comme des éclairs jusqu'au ciel. C'est impressionnant.

La circulation se densifie, je fais halte devant mes premiers feux tricolores. Au loin, teinté d'un voile
de brume, se dessinent des gratte-ciels. Sur mes côtés, des barres résidentielles parfois longues de
plusieurs centaines de mètres. Toutes les mêmes, blanches, petits carrés comme fenêtres et un toit
terriblement plats. Seuls quelques affaires mise à sécher sur les balcons indiquent une présence
humaine.

Sur les trottoirs, je croise des enfants poussiéreux. Des hommes aux visages noirs de saleté me lancent
des regards hagards. Sur un vaste terrain vague de terre orange, je prends une photographie saisissante.
Une personne marchant lentement les yeux tournés vers le sol, avec en arrière-plan les fondations d'un
énorme gratte-ciel ultra moderne et des maisonnettes plus modestes. Elle représente parfaitement ce
mélange cru d'urbanisme dévorant et de pauvreté.

Sur les marches d'un hôtel de luxe, trois petits garçons en guenilles me fixent. Un malaise me prend,
pour la première fois du voyage, je ne me sens pas à ma place sur cette route. J'ai honte, sans savoir
pourquoi.

Enfin, la banlieue s'efface et le tumultueux centre-ville la remplace. Du monde partout, une circulation
chaotique. Des fils électriques qui se mêlent avec rage, rongeant les poteaux et les façades usées. On
vend à la criée, chaque magasin se munit d'enceintes pour diffuser le plus loin et le plus fort possible le
catalogue de ses produits - des employés, un micro devant la bouche, font l'inventaire des actions en
esquivant les passants pressés. Devant les vitrines, je vois même des touristes ! Quel plaisir d'entendre
une famille qui se dispute en français : je les comprends !

Voilà le cliché de la ville d'Asie que j'avais en tête avant de partir. J'ai déjà hâte de m'y balader. Surtout
que chaque point de vue semble destiné à être pris en photographie tant l'inhabituel, le bizarre, le
surprenant règne partout.

Une fois hors du centre, je me dirige vers un quartier plus tranquille. J'y retrouve Stefan, un cousin de
ma mère que je n'ai jamais rencontré. Totalement par hasard, sur une publication Facebook, on s'est
rendu compte qu'il habitait en ce moment à Phnom Penh ! Un cadre tout à fait exceptionnel pour une
réunion de famille.

L'adresse me mène dans un complexe de trois grattes-ciels. Stefan m'accueille au parking, il est tout
aussi curieux que moi. Avec sa femme, ils m'emmènent au restaurant, un bon restaurant, qui me
rappelle que cela faisait longtemps que je n'avais pas mangé un aussi bon burger - avec du Swiss
cheese, le grand luxe.

Ils m'accueillent trois jours durant où j'ai le temps de désengorger mes sacoches qui étaient sur le point d'exploser, de profiter de la piscine et de retrouver le plaisir de bonnes discussions en français. Ils me racontent leurs périples à travers le monde, leurs projets d'avenir. Très inspirants.

J'avoue ne pas faire grand effort durant cette pause. Je me balade dans les marchés, j'erre toute la journée en ville. Je découvre des quartiers magnifiques où l'on déniche de petites boutiques artisanales, d'anciennes librairies françaises, des antiquaires vendant toute sorte de cartes, de meubles, d'accessoires fascinants. Je suis passionné par les immenses halles de vente de vêtements, de bijoux, mais aussi de légumes, de fruits de mer, d'électronique, de pièce en tout genre, en fait, tout ce que l'on peut à peu près trouver sur terre.

Le dernier soir, je prépare mes sacoches. Demain et ces deux prochains jours, je réalise ma dernière
ligne droite. La fin du voyage. 180 kilomètres jusqu'à la mer. Étrange. Voilà plus d'un mois que je suis
sur la route, loin de chez moi, seul, et bientôt, tout s'arrêtera. Je n'arrive pas à savoir si je me réjouis ou
pas. Il est vrai que ces derniers jours de vélo ont été éprouvants : j'ai réalisé de grandes distances,
souvent jusqu'à tard le soir et sur des routes fréquentées. Je suis fatigué, j'ai senti sur l'arrivée à Phnom
Penh que je commençais à en avoir réellement marre de rouler. Pourtant, je suis terriblement excité à
l'idée de retrouver l'effort et cette liberté du voyage. J'ai hâte de ne plus savoir où je vais dormir, j'ai
hâte de ne pas savoir quel chemin emprunter, j'ai hâte de voir quelles expériences loufoques je vais
encore pouvoir traverser.

Je suis sur le balcon. 23 heures. Le sommeil ne vient pas. L'appartement donne sur le scintillement de
la ville, la mélodie inconstante des cris et du traffic me vient par échos. Je suis déjà nostalgique avant
même d'avoir terminé. Je sais que mon expérience a été folle et je ne regrette rien, si ce n'est de ne pas
avoir été encore plus audacieux - dormir sous tente, dénicher les petits chemins en campagne... - mais
j'ai peur de ne plus jamais pouvoir vivre une histoire de la sorte. Cette liberté, cette mentalité du "on
verra bien".

Je n'ai pas encore fini, je me dis pour me redonner une certaine contenance. Je n'ai pas encore fini.

Profite de tes derniers jours et tu pourras jouer au nostalgique si ça te chante quand tout ça sera loin,
mais pas maintenant. Je hoche la tête. Je vais me coucher.

 

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