Stephen. Barthes et Johannes

par Simon Bérard · 24.12.2022

Je déjeune, les yeux perdus dans les remous du Mékong. Un français avec qui j’avais déjà vaguement échangé hier soir mange lui aussi en silence, à quelques tables de moi. Il regarde à sa gauche, vers le fleuve, je le comprend. Il est si
facile de se faire avoir : les paysages ici sont un piège. Ils attrapent le regard, le conserve
malicieusement. Et quand soudain on lève la tête, le temps a terriblement filé.

Je me sens prendre racine sur ma chaise. Une paresse m’oblige à rester, encore un peu. Je me dis que
mon objectif de la journée - l’île de Don Det où je dois retrouver un Suisse qui était dans le même
gymnase que moi et qui, par hasard, se trouve lui aussi en Asie pour son année sabbatique ! - n’est
qu’à 40km… Je peux m’autoriser à traîner.

Deux voyageurs solitaires ne finissent que très rarement par ne pas s’adresser la parole. Je ne saurais
pas dire qui a fait le premier pas mais je finis à la table du Français, ou l’inverse. Peut-être que c’est
parce que nous nous savons tout deux sur le départ, mais la discussion devient très rapidement
passionnante. C’est la magie des rencontres en voyage : les barrages habituelles, les gênes inutiles ou
les politesses d’usage sont balayées par la spontanéité de l’instant.

Il me parle d’un hôtel où l’on pourrait trouver des photos d’époque, à quelques pas d’ici. Nous nous y
rendons en échangeant. Au bord de la route, le Mékong sourit sous le soleil.

Dans le hall d’un grand hôtel complètement vide, pendent tristement une dizaine de cadres illustrant
quelques souvenirs négligés. Photos noir et blanc sur papier jauni par le temps. Des scènes passées
soutenue par de vagues légendes qui n’éclairent en rien le contexte du moment figuré. L’image : une
troupe d’éléphants et leurs monteurs avancent au bord d’un fleuve. La phrase correspondante, dans une
élégante typographie liée : Le pays au million d’éléphants…

Qui sont ces hommes, que font-ils et pourquoi, et où sont-ils ? Impossible de le savoir. Simplement
une capture, là, devant moi. Aussi inexpressive que la tapisserie démodée qui recouvre le mur, aussi
muette que les couloirs, les chambres, les lits, les lampes désuètes et les armoires en bois noirci qui
décorent mollement le silence. Je tente de me projeter dans l’image, mais l’instant paraît si loin, si
évanoui.

Les idées d’une lecture lointaine me reviennent à l’esprit. Barthes, La chambre claire ; "ce que la
photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra
jamais plus se répéter existentiellement." Ou, toujours dans La chambre claire : "Quoi qu’elle donne à
voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit."
Je ne suis pas sûr de saisir totalement le sens de ces citations mais la sensation qu’elles me laissent me
poursuit lorsque je découvre les prochaines photos.

Image suivante : six hommes vêtus de simples tissus tendus autour de la ceinture - ou une, deux
femmes ? regardent l’objectif avec un air solennel. Non. Quatre contemplent la caméra et deux sont de
profile, fixant un point hors-champs.

À nouveau, je fronce les sourcils. Tant de questions sans réponse. Pourquoi ne sont-ils pas tous face au
photographe ? Pourquoi cette mise en scène ? Quelles pensées agitent ces hommes au moment de la
prise ? Il y a, je trouve, un sentiment de tristesse qui se dégage de la photographie. Une tristesse
inexplicablement profonde, abyssale.
Et même, le plus grand des mystères, qui est l’homme qui appuie sur le déclencheur ?

Mais ce sentiment de malaise, ce soupçon, se confirme en lisant la légende de la photo suivante. La
vaccination. Pour pénétrer dans l’intimité des indigènes, nous soignons leurs maladies. Un homme,
visiblement européen, tient les mains d’une femme au torse dévêtu dont on ne voit pas le visage mais
dont la posture transparaît, je crois, de la faiblesse ou de l’abandon. Devant eux, une table sur laquelle
on observe différents instruments que l’on ne peut identifier. De l’autre côté, trois femmes assises en
position foetale. Deux d’entre elles sont simplement couvertes d’un drap blanc et ont la tête tournée
vers le bas. L’autre femme couvre son visage d’une main. On ne peut apercevoir où se dirige son
regard. Les quatre femmes sont, sans trop de doute, d’origine asiatique, sûrement laotienne. En arrièreplan,
on devine les pilotis d’une maison en bois, puis des champs ainsi qu’une autre maison dans le
fond droite.

Avec ces informations, je suppose donc qu’il s’agit des photos de la colonisation française. L’homme
doit être un médecin et les femmes, des laotiennes provenant du village qui s’imagine hors du cadre.
Tout de suite, les photos vues précédemment prennent une dimension nouvelle. On sait maintenant
d’où elles proviennent et par qui elles ont été produite. Bien que je tente de n’émettre aucun jugement
sur ce que je vois, il est difficile de rester de marbre.

Rien ne va.

Simplement la légende, cette légende… Le choix des mots, la tournure de la phrase, son innocente
simplicité. Je la relis, encore et encore et à chaque lecture, elle sonne toujours plus mal :

La vaccination. Pour pénétrer l’intimité des indigènes, nous soignons leurs maladies.

Et la même sensation qu’avant me prend. Ces mots, noir sur blanc, sur ce papier vieilli. À force de les
revoir, de repasser en boucle ces caractères, ils perdent de leur sens. Ils deviennent comme cette
première photo, terriblement inexpressifs et muets. Presque innocents, justement.

Je répète dans ma tête ces mêmes syllabes en appuyant sur les bons temps. La phrase roule dans la
bouche, le rythme est bon ; ouverture, appel, pause, conclusion. Point final. Encore : ouverture, appel,
pause, conclusion. Point final. Une musique. Une terrible musique.

Je sors de la pièce avec la sensation d’avoir transgressé une règle invisible. Comme si nous avions
découvert une pièce interdite, franchi une ligne impalpable. Pourtant non, nous ouvrons la porte, nous
passons le portail en prenant bien soin de le refermer derrière nous. Après l’étouffant vide de
l’intérieur, le jardin résonne anormalement fort, bourdonne, piaille, siffle.

Un dernier regard sur les fenêtres de l’hôtel. Pour combien de décennies encore ces images, ces
innocentes ou affreuses images, décoreront cet hôtel abandonné ? Leur place est dans un musée… Ou
peut-être pas. La symbolique est belle ?

Ces images, anodines, accrochées aux murs comme le pourraient être des photos de famille, que l’on
ne voit même pas depuis l’extérieur. Ces images crues de vérité, qui ne mentent pas, qui ne peuvent
pas mentir. Dans leur franchise absolue, elles portent en elles un trésor inestimable, une force
immense. Et je suis sûr que tous les greniers du monde regorgent de ces fabuleuses captures qui sont
les véritables témoins suspendus de l’Histoire.

Avec le Français dont j’apprend enfin le prénom - Stephen - , nous nous asseyons sur une sorte de
promontoire qui ouvre sur le fleuve en contrebas. L’ombre d’un modeste arbre nous protège du soleil
et la température est presque agréable, surtout avec cette petite brise qui souffle en soupirs.

Nous parlons de la solitude en voyage, des voyages en eux-mêmes, du décalage au retour en Europe. Il
me parle de ses observations : ici, il est vrai, les gens n’ont pas le même rapport au risque. Tandis
qu’en Occident, on s’hérisse de toute sorte d’assurances et de protections, les laotiens vivent au jour le
jour. Les barques qui servent aux passeurs du Mékong sont branlantes, le moteur crachote, il faut
écoper l’eau croupie qui s’est accumulée au fond du bateau à chaque fin de journée. Mais tant que la
barque est fonctionnelle, pourquoi tenter de la réparer, d’en acheter une nouvelle ? Avec le peu de
moyens auxquels ils peuvent accéder, ils trouvent toujours la solution la plus pratique, qui réunit
économie et moindre effort.

Ces situations précaires créent aussi de forts liens familiaux et communautaires : les gens semblent
s’entraider dès que possible. Je me rappelle l’histoire que me raconte une Française de Champassak :
elle a rencontré un laotien parlant anglais qui l’a invité à manger chez lui. Dans le petit salon se tassait
toute la famille, plusieurs générations. Ce qui semblait être la doyenne de la famille était assise au
fond, un sourire aux lèvres mais le regard un peu perdu. Pour entretenir la discussion, la Française
demande au Laotien si cette femme est sa grand-mère : il lui répond que c’est une voisine provenant
d’une famille du village qui n’a pas les moyens de s’occuper correctement d’elle, alors sa famille à lui
l’a accueillie dans sa maison pour quelque temps. D’apparence anodine, je trouve cette histoire assez
belle.

Cependant, cette mentalité du jour le jour peut donner lieu à des réactions difficiles à comprendre.
David, un Français rencontré le jour de la finale de la coupe me raconte comment il a assisté à un
accident de scooter. Il était sur une route peu fréquentée quand soudain, après une montée, il aperçoit
deux scooters au sol. Il voit d’un côté une femme, un enfant dans les bras, pleurant son homme qui gît
dans une mare de sang, pas loin de la première moto. De l’autre côté, il voit un homme semblant
s’étouffer, lui aussi allongé sur le sol. Il s’arrête immédiatement, court, panique, se dirige vers
l’homme qui s’étouffe pour le mettre en PLS puis il constate avec horreur que l’autre homme est déjà
mort. Doit-il appeler les secours ? Il faut appeler les secours ! En regardant autour de lui, il constate
que des locaux se sont arrêtés pour observer la scène, sans bouger. Ils ne feront rien pour aider, ils
regarderont simplement le malheur qui se déroule sous leurs yeux avec une expression ne traduisant
aucun sentiment d’urgence.

Voilà peut-être le revers de la médaille : lorsqu’un malheur survient, on ne peut rien y faire. Il ne sert à
rien de soulever des montagnes pour une cause déjà perdue. Les risques sont les risques. Il y a donc
une certaine acceptation du danger qui peut survenir à tout moment que nous avons de la peine à
envisager en Europe où tout est si encadré, sécurisé, protégé - sans que cela soit pour autant négatif, au
contraire !

Mais cette mentalité ici se constate partout. Je trouve que l’exemple le plus parlant est la circulation.
De très jeunes enfants conduisent à toute allure des motos, parfois accompagnés de quatre autres
acolytes derrière eux, sans casque ni protection apparente - imaginez un enfant de dix ans qui vous
croise sur un scooter ! Ils se rendent à l’école tranquillement sur leur moteur hurlant de vitesse,
cheminant entre les voitures qui les dépasse en klaxonnant ou les lentes charrettes de paysans. Une
autre constatation : ici on trouve partout de petites boutiques où dix pauvres petits articles se courent
après. Mais si par chance ce pack de savons peut être vendu, c’est simplement du bénéfice à
prendre…

Et d’ailleurs, en y repensant, cet inconnu qui m’avait laissé son enfant en « otage » pour me prouver sa
bonne foi… Jamais on ne verrait ça en Europe ! Laisser son enfant à un inconnu au bord de la route
qui s’énerve sur son pneu crevé avec toute sorte de grands gestes ? Ce serait presque perçu comme de
la maltraitance infantile, on serait scandalisé par tant d'inconscience.

La discussion est si intéressante que je tente de l’enregistrer. J’ai depuis longtemps le projet de
demander aux personnes que je rencontre de faire de « micro-interviews ». Je lui pose maladroitement
mes questions en lui demandant de tenir mon téléphone devant sa bouche. Après une vingtaine de
minute de question-réponse, Stephen me tend le téléphone en me demandant avec un grand sourire
narquois : et toi Simon, pourquoi est ce que tu voyages, comment vis-tu la solitude, pourquoi es-tu
parti de chez toi, comment vois-tu ton retour en Suisse, comment est ce que tu te souviendras de ton
voyage ? Hein ?

Nous rigolons. Je bredouille quelques réponses tentant moi aussi de m’initier à l’exercice qui est bien
plus difficile qu’il n’en a l’air !

À quatorze heures, nous nous quittons enfin. Il m'a accompagné un bout sur son scooter loué
initialement pour la journée puis s'en est allé. Très belle rencontre.

Je finis l’île où je me trouve en une demi-heure, puis je rejoins l’île suivante à l’aide d’un passeur
tranquille, lui aussi sur son hamac - la sieste doit faire partie intégrante de leur métier. Je constate avec
surprise lorsque nous arrivons sur la berge qu’il demande le même prix à un laotien voulant lui aussi
faire la traversée dans le sens inverse. J'avais hésité à négocier en le suspectant de vouloir faire des
bénéfices sur mon dos ! Je le remercie vivement et il me sourit, sans un mot.

L’île sur laquelle je me trouve est une vaste plaine où s’égarent quelques villages reliés par de petits
chemins sablonneux. Des champs, des lignes d’arbres endormis, des buffles apeurés à mon passage et
des poules frôlant la crise de panique lorsque je les dépasse. Même les chiens ont peur de moi !

Heureusement, les rares habitants que je croise me font des signes et de grands sourires que je leur
rend avec une reconnaissance infinie. Des enfants m’observent passer en riant, je passe de grands
portails en bambous sur lesquels flottent des drapeaux communistes. Parfois, je croise aussi de grands
drapeaux dont je ne comprend pas la signification qui se laissent aller au vent, claquant doucement
leurs couleurs dans le ciel d'un bleu profond. À quelques occasions, je tombe sur des champs dont la
couleur verte est d’une rare intensité. Ils détonnent anormalement avec la poussière environnante. Des
poules s’amusent dans les herbes folles.

Un nouveau paradis. Je prends le temps de m’arrêter, de photographier, d’observer ces longues plaines
hors du temps. J’ai la certitude que j’aurais pu traverser ces paysages dix ans ou cinquante ans
auparavant sans que je ne remarque une différence. Une authenticité flotte dans l’air. Le voyage est là,
en ce moment. L’aventure que j’avais rêvée. Passer de villages en villages, traverser les rizières,
contempler le silence de la campagne. Les enfants souriants, les vieillards étonnés, les trentenaires
sympathiques.

Je suis heureux lorsque mes roues tournent dans le sable et les cailloux car c’est généralement là que je
vis mes plus beaux moments, loin de la route et des sentiers battus.

Mes quarante kilomètres se consument aussi lentement que possible. Je profite de chaque gorgée.

Lorsque j’arrive sur le ponton - une plage donnant sur Don Det, mon objectif de la journée - , je suis
presque nostalgique. Le ciel est déjà pâle, frissonne de couleurs inertes.

Don Det regorge de restaurants, de panneaux multicolores, de boutiques fourmillantes de produits
importés. Mais l’atmosphère est calme et agréable. Malgré le tourisme, l’île garde un certain charme
inimitable où se mêlent le chaos des travaux - ils construisent une nouvelle route - , la vie locale et ses
buffles, ses poules, ses chiens errants, ses habitations pittoresques et ses champs jaune sec, puis les
bungalows, les bars clignotants, les musiques infernales qui assourdissent les touristes. Tout ça donne
un curieux mélange que l'on sent en équilibre entre deux périodes distinctes. Je redoute le jour où l'île
se transformera en un grand parc d'attraction.

Et enfin, je rencontre Johannes, un élève au même gymnase que moi lorsque j’y étais. Je rejoins son
hôtel, m’installe dans sa chambre où je m'installe sur le lit vacant. Le courant passe tout de suite. Il
pense rester au moins jusqu’au 24, je décide de faire de même. Les jours suivants seront donc sans
vélo ! Et le soir, après avoir bien mangé, nous nous installons sur la terrasse de l’hôtel qui donne sur leMékong noir de nuit. Nous nous racontons tout, une, puis deux grandes bières à la main qui se
tarissent jusqu’à l’acmé du silence où le sommeil nous pousse à aller nous coucher. Je me dis que les
jours suivants ont de belles promesses de découverte.

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