Polyglotte

par Simon Bérard · 27.12.2022

Ce matin, je passe le mastodonte qui surveille l’entrée de l’hôtel. Il est assis dans la même position
depuis que je suis arrivé hier en fin d’après-midi. J'échappe à son regard suspicieux en plongeant dans
le bruit et la couleur. La rue est déjà animée.

Je remarque un magasin d’électronique sur le côté. Je me rappelle ma dizaine de tentatives
infructueuses de la veille alors je m’y rends sans grand espoir. À mon grand étonnement, l’employé
me parle avec un anglais quasiment parfait ! J’achète une carte mémoire pour la GOPRO et une carte
SIM. Cinq minutes : rapide et efficace. Il me souhaite bonne chance pour la suite de mon voyage.

En sortant de la ville, je pense à la suite de mes aventures. Le « tunnel » de Vientiane à Thakhek me
revient : je ne veux plus jamais retomber dans ce piège des oeillères. Je veux profiter. Quitte à prendre
plus mon temps, tenter de nouvelles choses, pourquoi pas ? Je me dis qu’une bonne idée serait de
demander aux locaux si je peux les photographier. Cela me permettrait de rythmer l’itinéraire par de
petites pauses, de créer un échange avec les habitants puis de, si possible, progresser dans le domaine ?

C’est la théorie. À plusieurs reprises, je croise des scènes que j’aimerais photographier sans oser sortir
mon appareil ni créer une discussion. Je m’enfuis en vélo, me maudissant mais me disant qu’il y aura
d’autres occasions…

Entre temps, je prends en photo les maisons ou les paysages. Au moins, pour ces sujets, pas besoin de
courage.

Et ce n’est pas parce qu’ils sont immobiles qu’ils ne se révèlent pas être de curieux décors à capturer !
Par exemple, beaucoup d’habitations de la région sont montées sur des pilotis. Étrange vu la
sécheresse du lieu. J’ai beau me creuser la tête, je ne comprend pas la logique. Parfois la porte d’entrée
se trouve même à une dizaine de mètres du sol ! On y accède par un maigre escalier qui fait un carré
dans le vide pour enfin arriver au niveau du seuil. Sinon, pour les moins extravagantes, elles se
couvrent de toits colorés ou d’étranges parures que je ne saurais décrire.

C'est seulement vers onze heures, non loin d’une borne kilométrique, que je réalise mon premier
portrait. Un portrait royal.

Alors que je faisais une pause, j’aperçois à quelques mètres un homme portant une fillette sur ses
épaules. Ils semblent attendre une voiture, sans réel conviction. L’homme baisse la tête, courbé a cause
du poids de sa cavalière qui regarde fièrement autour d’elle. Pourtant il garde une sorte de sourire
latent lorsque je le regarde. Il me salue en freinant son geste, c’est qu’elle est lourde ! me dit son
regard joyeux. Je m’approche et tente le premier contact. Bien sûr, il ne parle pas anglais. Je tente de
lui montrer l’appareil puis je fais semblant de les prendre. Il est gêné, la petite me fixe un doigt avec
dans la bouche. Mais il accepte, j’espère que ce n'est pas par peur de me vexer !

La fillette est terriblement à l'aise, elle pose devant l'objectif avec assurance, son billet dans une main
et la tête bien droite. Lorsque je m'approche pour la prendre individuellement, ses yeux noirs me
suivent avec un regain d'intérêt et de curiosité.

Après cette première tentative, les autres se suivent plus facilement. Deux hommes sur le bord de la
route acceptent cette fois avec un plaisir manifeste. Ils défont les plis de leur vêtements, soufflent sur
la poussière, se passent les doigts sur le visage et se demandent s'il vaudrait mieux enlever ou non le
chapeau. Finalement, ils se figent et me font signe qu'ils sont prêts. J'ai suivi amusé ces préparatif mais
leur enthousiasme me touche.

Je les remercie. Un autre homme nous rejoint avec sa brouette pleine de briques : ils sont ouvriers.
Puis, pendant cinq minutes, nous essayons de trouver une application commune pour que je puisse leur
envoyer les photos. Je n'ai pas Facebook, ni cette messagerie chinoise dont j'ai oublié le nom et ils
n'ont pas Whastapp, Instagram ou Gmail ! Je prends en photo leur nom sur Facebook puis me rend
compte une centaine de mètres plus loin que c'est en Khmer, autant dire qu'il va être difficile de les
retrouver.

Plus loin, je découvre un grand espace couvert de sorte de racines séchées. Quelques silhouettes
s'échinent à les couper ou à les disposer sur le sol. J'avais déjà vu à plusieurs reprises ces curieuses
bandes jaunâtres sur le côté de la route mais je n'avais jamais observé le processus de si prêt. Je
m'arrête à proximité et fait mine de boire un peu d'eau. Je teste la température. Lorsque je les sens
souriants et accueillants, je les rejoins avec mon appareil photo. Un homme avec une casquette me
comprend. Il est ravi de montrer qu'il parle anglais devant les femmes qui travaillent assises en cercles.

Je les vois me lancer des timides regards à la dérobée pour ensuite pouffer en se cachant le visage avec
leurs étoffes. Certaines sont très jeunes.

Je prends en premier l'homme qui parle anglais. Il parle très fort, je crois que c'est le chef de la zone.

Il me fait de grands signes pour me signifier que je peux photographier les environs. J'essaie de ne pas
m'imposer, surtout que les femmes analysent le moindre de mes gestes et le commentent en riant.
Cependant, à cause de leurs écharpes qui les protège du soleil, seuls leurs yeux dépassent et me fixent
malicieusement. Je les observe, certaines chantonnent une mélodie. Mais malgré mes tentatives de
contact, elles gardent le silence lorsque je leur parle et aucune d'entre elles ne lèvent la tête pour
l'objectif. Je me rends compte qu'elles sont en réalité affreusement gênées par la caméra, ou par moi ?
même si elles me lancent à quelques reprises des sourires discrets - les sourires se lisent aussi dans les
yeux.

L'homme vient vers moi et m'invite à le suivre. "Look Look Look !" Il prend un panier rempli de ces
racines - je ne sais toujours pas ce que c'est - sur son épaule. Puis, après un rictus, il va répandre le
contenu qui rejoint une mer brune et blanche séchée.

Just avant de partir, je remarque un petit garçon dans un coin. Un cahier sur ses genoux, le crayon
légèrement appuyé contre le menton. C'est le même air que la fillette de ce midi qu'il me lance. Une
impression de beauté et de gentillesse.

Lorsque je repars, les femmes me font de grands gestes. "Bye bye !"

Et le reste de la journée se rythme par d'autres rencontres du même genre. Le concept est génial : je
bénis le Simon du matin dont l'esprit a été traversé de cette idée. Cela fait presque un mois que je
voyage, pourtant j'ai plus sympathisé avec des locaux en quelques heures qu'en trente jours
d'aventures. La magie de la photographie. Ce prétexte idéale pour communiquer sans paroles. Il suffit
d'avoir un appareil dans les mains pour être polyglotte.

Dans l'or, je roule mes derniers kilomètres. Les herbes se transforment en soleil, à perte de vue. Le
Cambodge est définitivement plat. Parfois seulement, quelques collines esseulées sortent du décor et
forment une courbe dans l'horizon. Sinon, champs verts ou jaunes, arbres modestes, bandes de
buissons. Tout est très monotone mais le charme opère.

Devant ce paysage, je constate que je suis réellement perdu dans la campagne. Cela se voit aussi dans
le regard des gens : toujours plus surpris et interloqués. C'est bon signe.

Avant d'arriver au village où est censé se trouver la guesthouse - rien n'est sûr, j'observe une partie de
football. Ils doivent avoir le même âge que moi, une vingtaine d'année au maximum.

Bon, courage. Je laisse mon vélo et descend la butte pour les rejoindre. Aussitôt, l'un d'eux vient vers
moi en courant. Je lui explique que je voudrais prendre quelques photos. Entre temps, d'autres joueurs
m'encerclent. Lorsque l'anglophone de la bande traduit, ils me font tous de grands pouces en l'air. La
partie recommence, avec cette fois un petit nouveau sur le côté du terrain. Je tourne autour des lignes
tracées dans la poussière sans oser la franchir par peur de déranger. Mais de toute manière, ils ont l'air
de m'avoir déjà oublié. Compétition souriante, voilà le terme. Leurs visages irradient le plaisir qu'ils
partagent dans le match. Rapidement, certains sortent du lot. Celui au T-shirt bleu est incroyablement
bon. Il dribble à la perfection la défense adverse et ne manque jamais son tir ! Le T-shirt rouge de
l'équipe opposée se débrouille pas mal non plus. Tous ensemble, ils soulèvent de petits nuages de terre
lorsqu'ils accélèrent ou se rentrent les uns dans les autres. Violence maîtrisée, il semblerait. Tout va
très vite. Ils se poussent, n'hésitent pas à mettre la jambe pour bloquer la course du concurrent.

Ce qui marque le plus, c'est la joie qu'ils semblent éprouver en jouant. Ils ne me voient presque pas
partir rejoindre mon vélo. Finalement, ils voient mes signes et me répondent sans pour autant s'arrêter
de courir.

La guesthouse du soir coûte quinze dollars, c'est ce que me lance le gérant. C'est la seule à cinquante
kilomètres à la ronde et sur internet, je vois d'anciens commentaires de voyageurs en vélo qui se
plaignent du prix en ajoutant que c'est la seule option pour une nuit même pas confortable. Après avoir
tenté de vaines négociations, je lui donne mes billets à contrecoeur. Je remarque tous les défauts
possible et imaginable en arrivant dans ma chambre : mon porte-monnaie hurle encore de déception.

Le soir, je parle avec un Cambodgien. Je dois lui demander de répéter tous les deux mots car il bute
sur certaines syllabes.
"Whey you fo ?"

Mais ça me permet tout de même d'échanger quelques mots. Et l'anglais se fait de plus en plus rare !
Rien que pour commander une soupe, cinq minutes de gesticulations, de photos floues sur Google -
connexion paresseuse, de visages ahuris et de paroles dans le vide ont été nécessaires. Mais c'est
l'aventure.

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