Fin et remerciements
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
par Simon Bérard · 29.12.2022
Avec le temps, les jours se confondent. Si l’on me demande ce que j’ai fait hier ou avant-hier, je ne
saurais vraiment dire ce que j’ai vécu. « La même chose qu’aujourd’hui mais en légèrement
différent », je répondrais.
Il y a de la route, beaucoup de route. Du soleil sur le crâne, sur les avants-bras rougis, sur la nuque
baissée à longueur de journée. Des pauses-boisson au milieu de rien, un repas un peu fade dans un
restaurant sans nom, une discussion hésitante mais géniale avec un local, tout fier de montrer ses
notions d’anglais.
Il y a du paysage qui défile lentement, sans crier gare, que l’on ressent plus que l’on voit, par longues
expositions. Ces plaines immenses, mystérieuses, silencieuses, où je croise un homme en haillons,
l’orbite blanchâtre, qui avance avec son bâton entre les arbres, loin de tout, sans un bruit. Ces plaines
immenses, joyeuses, souriantes, où une dizaine d’enfants apparaît soudain et me court après en riant,
dévorants de curiosité, de partage, d’innocence. Ces plaines immenses, désolées, déchirantes, où l’on
croise des chiens errants, blessés aux pattes ou à la peau terriblement abimée, passés sous une voiture
ou lapidés par des gosses, les côtes saillantes, l’oeil hagard, boitant sur le bas-côté de la route à la
recherche d’un lendemain qu’ils ne verront pas.
Ces plaines magnifiques lorsque le jour se met à trembler et que le ciel dévoile toute sa palette. Ces
plaines solitaires lorsque je ne vois personne plusieurs heures durant. Ces plaines qui n’ont en pas l’air
mais qui marquent profondément.
Avec le temps, les jours se confondent. L’effort crée un flou dans l’esprit qui, une fois qu’il a compris
qu’il ne servait à rien de résister, s’en va et se balade un peu. La chronologie de son monde perd ses
habituelles limites. Soudain, par bribes, d'anciennes sensations reviennent éclore au fond du crâne.
Une odeur de fumée : je suis transporté en enfance, un pique-nique au bord du lac, le goût des cervelas
noircis me vient en bouche. La chaleur sur le corps : vacances de ski, Zinal, ma combinaison me sert
de partout, toute collante et mouillée de transpiration brûlante. La voix d’un Cambodgien : dessin
animé… ou un film, le personnage d’un film, oui, cette voix aiguë… mais qui ? Mais quand ?
Il faut maintenant retrouver le lien, la raison de cette association d’images ou de sensations. L'esprit se
concentre, il ne veut pas perdre la piste, les sourcils se froncent de concentration, ils sentent que la
solution est là, juste sous le nez, à deux doigts de l’avoir… Et il suffit d’un moment d’inattention pour
que le travail accompli s’évapore complètement. Ensuite, impossible de faire demi-tour, la piste est
perdue, jusqu’à la prochaine résurgence. Jamais je n’ai su à quel personnage de film ce Cambodgien
me faisait penser.
Avec le temps, les jours se confondent. Tout se fait dans un grand silence. Hormis les quelques paroles,
les quelques visages, tout est calme, plein, ou vide. Ce silence qui me suit où que j’aille, que je sois sur
mon vélo ou dans mon lit à attendre le sommeil. Ce silence qui m’a plus d’une fois fait peur mais qui,
maintenant, devient presque agréable. J’enlève mes écouteurs pour l’entendre. C’est le cadeau
empoisonné d’une voyageur solitaire : condamné au silence, qu’il le veuille ou non, qu’il le recherche
ou pas.
Mais progressivement, la solitude devient plus abordable. On s’y attache, lorsqu’on ne cherche pas
constamment à la combler, lorsqu’on l’accepte, lorsqu’on la laisse agir et se diffuser. Un backpacker
m’avait parlé de la solitude en me disant qu’elle était un muscle. L’idée est intéressante : un muscle
qu’il faut échauffer, tester, éprouver avant qu’il ne puisse réellement être performant, serein dans la
contrainte. Au fil de ses expériences, il se compose une base toujours plus solide sur laquelle il peut
s’appuyer dans les moments difficiles. Il s’adapte ensuite, progressivement et de mieux en mieux, aux
situations les plus critiques en redoublant d’ingéniosité pour chasser les mauvaises graines qui
pourraient éclore un peu partout en son sein.
Avec le temps, les jours se confondent. Une éternelle routine se crée. Je me réveille, prends une
douche froide car l’eau chaude n’existe plus. Je sors mes affaires dans la cour de la guesthouse vide et
souvent, on me regarde, on m’observe par la fenêtre. Une fois mes sacoches arrimées, je suis prêt à
entamer la journée, en faisant tout de même un arrêt pour avaler un bol de riz. Ensuite, les kilomètres
s’enchaînent, entrecoupés de rêveries, de rencontres spontanées, d’observations plus ou moins
intéressantes. Je m’arrête à l’occasion de la pause de dix heures, du repas de midi, d’un incendie,
d’une caravane figée, d’un rassemblement dans un village, d’une troupe qui m’invite à partager une
bière ; je me rappelle de garder les yeux ouverts, de rester alerte aux bonnes occasions car il est si
facile de se noyer dans le battement des pédales. Lorsque les épis se dorent légèrement, je recherche
un endroit où dormir, ce qui peut prendre une à deux heures supplémentaires puisque tout est si
aléatoire par ici. Encore quelques temps sur une terrasse, écrire, regarder, lire, ranger, puis il fait déjà
noir, il est temps de dormir pour recommencer.
Demain réserve son lot d’aventures et de problèmes, mieux vaut ne pas s’en préoccuper la veille. Peutêtre
que mon pneu crèvera, peut-être que je tomberai malade ou que je ferai une mauvaise rencontre.
Mais, le voyageur devrait s’efforcer d’avoir l’état d’esprit des passeurs du Mékong : verra bien ce qui
se passera aujourd'hui, le reste n’est pas mon affaire tant que j’ai mon hamac, quelques clients, un
rayon de soleil et deux bols de riz. C’est un rythme, difficile à saisir. Embrasser l’inconnu au lieu de
l’éviter à tout prix. Je ne suis pas sûr d’y arriver totalement mais j’essaie.
Et il y a quelque chose de formidable dans ce rythme. Une sensation abyssale de liberté. Je mange où
je veux, quand et où je le souhaite. Je discute avec qui je veux. Je choisis mes distances de la journée,
les adapte au gré de mes envies, parfois à l’instant même : tout est dicté seulement par moi et pour
moi. Si je veux m’inventer le passé d’un pêcheur suédois ou d’un étudiant parisien, si je veux être
exubérant ou réservé, si je suis ce personnage qui chantonne sur son vélo ou cette silhouette solitaire
recluse au fond du restaurant, je le suis, je le deviens. Je peux décider à tout moment de changer de
route, de rester un jour supplémentaire dans la ville que je traverse car j’en ai envie, de prendre le bus
si je sens que j’en ai besoin.
Bien sûr, cela pose sur les épaules le poids d’une lourde responsabilité. Tout dépend de moi. Si la
volonté manque et que je veux passer la journée au lit, je suis libre. Personne ne viendra me tirer hors
de ma chambre, personne ne me dira qu’il faut que j’agisse, que je bouge. Le seul être qui a le pouvoir
de décision est en face de moi dans le miroir. Je pourrais passer la journée dans ma chambre, rien faire,
rien voir, qui le saura ? Qui m’empêchera de le faire ? Étonnamment, c’est lorsque je suis
complètement libre que je me lève le plus tôt.
Pour certains temps, l’esprit peut toujours s’inventer des illusions qui font miroiter de fausses idées
devant les yeux. Mais en voyage solitaire, le temps des artifices ne dure pas longtemps. Peut-être parce
que la personne qui reçoit les mensonges est la même qui les invente, ce qui fait que la supercherie est
logiquement vite révélée.
Avant de prendre le bus entre Thakhek et Paksé, au Laos, je n’étais absolument pas épanoui, ni
heureux de mon expérience du moment. Ce n’était que combat contre l’effort et la douleur, je ne
mangeais plus, ne buvait pas assez. J’avais désespérément mal à la nuque et dans tout le corps, je
mangeais seul et m’endormait, mal, aux alentours de dix-neuf heures, tant j’étais épuisé. Je
poursuivais bêtement l’illusion que j’allais pouvoir tout faire en vélo, par pur égo. J’ai tenu quatre
jours avant de craquer et d’arrêter ce car. À l’arrivée à Paksé, je n’ai jamais été aussi heureux de
rencontrer du monde, de partager une glace au bord du Mékong, de me balader dans la ville, même si
ce n’était objectivement par le premier but de mon « aventure ». Cette liberté revient donc de toute
manière en plein visage, comme une claque froide et nue. Il n’y a pas de faux-semblants.
Ainsi, je dessine librement les contours de mon voyage. Cette motivation qui me pousse à me lever et
à quitter mon lit provient de mes désirs et de mes envies du jour. Je suis le seul sculpteur de mon
expérience qui va prendre sa forme finale - si un voyage peut arriver un jour à un état « final » -
uniquement par mes propres coups de maillet. C’est le plaisir qui me lève. C’est l’attente de ce que
j’espère vivre ou trouver. En somme, j’agis parce que je le souhaite.
Et finalement, c’est plutôt rare. En temps normal, qui agit uniquement par la seule recherche du
plaisir ? Au réveil d’une journée banale, personne ne se demande si c’est l’envie qui le lève. Et c’est ce
qui revient dans les mots de tous les voyageurs que je rencontre, exaspérés, piégés par leur quotidien.
Cette impression de ne plus rien faire pour soi, de ne plus être satisfait de la vie qu’on mène. Les
responsabilités qui entravent jusqu’à suffocation, les mauvaises habitudes qui brouillent l’esprit. Agir
comme un robot, dicté par des ordres extérieurs. Comme une machine creuse, sans pensées, sans
personnalité propre qui désire et qui veut.
Une mère française ayant laissé un mari, deux enfants et un travail confortable me disait, un soir à
Vientiane, une cigarette aux doigts et l’allure franche : tu as tellement de chance de voyager à ton
âge ! C’est le meilleur moment !
Elle m’a raconté qu’elle ne faisait plus rien pour elle, qu’elle était définitivement dans une prison aux
murs invisibles. Amener les enfants à l’école, lancer une lessive, les dossiers qui s’empilent au bureau,
l’affaire urgente à régler, la boite aux lettres qui ne tarit jamais, le garagiste, la feuille d’impôt, les
courses, puis encore le repas à préparer, l’histoire du soir à raconter. Elle me confie, le visage à moitié
plongé dans l’ombre, seule la demi-lune du bout de sa cigarette s’agitant dans la nuit chaude : soudain,
à vingt-trois heures, quand les deux gosses sont couchés et que mes yeux se ferment tout seul devant
mon ordinateur, j’ai dix minutes pour moi. Dix minutes pour se brosser les dents, se doucher, se passer
de la crème sur les cernes ! Dix minutes !
Elle est donc partie sans demander de compte à personne. Elle a quitté secrétaire épouse, mère, pour
redevenir enfin Josiane. Tout court. Elle avait deux semaines de voyage seulement, elle en était à son
dixième jour. En soupirant, elle pensait déjà à la montagne qui allait l’attendre au retour.
Sur le coup, cette rencontre m’avait laissé perplexe (je ne l’ai même pas racontée). C’était seulement
elle et moi, la nuit, ce bar à Vientiane. On s’était séparé après une heure, elle devait rejoindre une
amie, je crois. Pourtant, ce désespoir de prisonnière et cette rage déchue qui émanait d’elle me revient
progressivement en tête ces derniers jours.
Doit-elle s’en vouloir ? A-t-elle fait les mauvais choix pour en arriver là ? Tu as de la chance de
voyager à ton âge ! C’est le meilleur moment ! Derrière ces mots, il y aussi, soudain, un sinistre sousentendu.
Profite, maintenant, après ce sera terminé. Une fois que tu auras gagné quelques années,
perdu ton statut d’adulte néophyte, tu seras piégé, comme moi, comme nous tous ! Alors profite bien
de tout vivre, de tout expérimenter maintenant ! Il ne te reste plus beaucoup de temps…
Au moins, grâce à cette rencontre, je lève deux fois plus les yeux. Je pousse le hasard dans ses
retranchements pour forcer les belles rencontres, les expériences absurdes et folles. Je savoure du
mieux que je peux cette douce sensation de l’ennui, ce sentiment à peine entaché d’avoir tout le temps
du monde devant soi, de pouvoir encore rêver de tout faire et de tout voir. Mais ces paroles ont tout de
même marqués leur place dans un coin : j’ai soudain l’impression d’être un vieillard accomplissant son
dernier pèlerinage avant de se cloîtrer au clergé pour le restant de ses jours.
En ayant connu cet avant-gout de liberté, je me demande comment le retour à la vie « ordinaire » se
passera. Si je me ferai moi aussi attraper, mettre vulgairement en prison jusqu’à la retraite. Est-ce que
j’aurai moi aussi, comme Josiane, la soudaine révélation : merde. Je n’aime pas ce que je fais, ce que
je suis et j’ai mis vingt ans ou plus à m’en rendre compte. Avec en arrière-fond, cette terrible pensée
du « de toute manière, il est trop tard ».
Puis, je me rappelle simplement de Josiane : peut-être n’a-t-elle pas aimé ces deux, trois, cinq
dernières années, mais elle s’est prouvée à elle-même qu’elle était capable de se désembourber de son
mode automatique. Elle me l’a dit elle-même : au retour, elle pensera les choses différemment. Elle me
disait qu’elle prévoyait de s’autoriser quelques week-ends uniquement pour elle, ou des après-midis
off, des journées off, même une heure off (c’était son expression favorite - off - ). Maintenant, à voir si
elle tiendra parole, si elle réussira à s’extirper de ses rôles qui la suivent partout du moment qu’elle
franchit la porte de son travail ou de la maison. Peut-être a-t-elle tout de même vu ainsi, avec son
voyage, que c’était possible.
Et, de tous les autres voyageurs que j’ai rencontré, nombreux sont ceux qui, après cette prise de
conscience, ont tout lâché pour partir. Je ne compte même plus les frais chômeurs qui ont mis la clé
sous la porte avec plus ou moins de préparation, avec des projets fous dans la tête. Un couple parti
faire le tour du monde, un ancien banquier (!) installé au sud du Laos et ayant ouvert sa petite boutique
de souvenirs artisanaux, tous me répètent plus ou moins la même chose : ne pas attendre, agir
maintenant pour ne pas regretter. Martin me crie - la terrasse est bondée - qu’il a fait dix ans d’étude de
droit, puis de médecine, pour tout abandonner car il s’était rendu compte qu’il ne voulait devenir ni
avocat, ni médecin. Il voyage maintenant depuis quatre ans après s’être arrêté deux ans en Amérique
du Sud. Il y a rencontré sa copine actuelle. De ce que j’ai compris, ils ont tout deux trouvés des jobs en
télétravail. Ils comptent « travoyager » (ils m'apprennent cette expression) encore quelques années
pour, peut-être, revenir s’installer en Belgique, qui sait.
L’idée ici n’est pas de faire l’apologie du « tout quitter » ou du voyage, mais de ce que j’ai pu
comprendre de mes quelques rencontres, le fait de partir, de découvrir un environnement
complètement nouveau où chaque jour réserve un lot de rencontres et d’expériences inégalées - en
bien comme en mal ! - est une chance inouïe pour s’ouvrir des perspectives.
Se rendre compte qu’ailleurs, il existe d’autres façons de vivre, de percevoir l’existence, permet
d’affiner légèrement l’optique de son périscope. L’oeil attentif trouvera plus aisément sa voie parmi les
écueils, les eaux troubles ou les abysses et la main tenant le gouvernail n’en sera que plus sereine et
confiante.
Toutes ces pensées, ces doutes, se mêlent dans mon esprit, tournent en boucle ou se tapissent dans les
zones d'ombre. Tantôt, elles sont le terreau d'idées de projets fabuleux, d'éveils, de réalisations
positives qui prennent la forme d'un appel haletant à vivre, à dévorer, tantôt elles sont de prodigieuses
lianes qui viennent cercler l'imaginaire d'épais barreaux. Elles sont à la fois un poids que je traîne mais
aussi des ailes qui me poussent à aller de l'avant. À chaque rencontre, à chaque nouveau jour, à chaque
expérience, elles se métamorphosent imperceptiblement, prenant la direction du ciel ou des entrailles,
souvent les deux. Mais bien souvent, lorsque la lutte se fait trop présente, un événement survient
toujours pour me ramener à la réalité. Un camion chinois, un klaxon strident, l'odeur d'un bon curry, le
bruit d'un rire ou d'un cri. Et mes yeux lentement se reportent vers l'horizon, vers ces plaines
immenses. L'effort, la pédale qui grince, ma plante dans mon porte-gourde. Mes sacoches de plus en
plus lourdes, la roue qui ploie sous la surcharge, un gamin qui rigole en me voyant passer.
Heureusement, la route est encore longue jusqu'à la mer.
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
Six heures. Je n'ai pas dormi de la nuit. Pas l'envie. Je sors doucement de ma chambre.
10 janvier 2023. Je m'apprête à me lancer dans mes derniers jours de voyage. Mon objectif : Kep, un petit village balnéaire où je finirai mon itinéraire.