Paradis

par Simon Bérard · 23.12.2022

Champassak, le petit bar tranquille de la ville. Je mange un pancake obèse, couvert de chocolat et de
lait condensé. Je suis assis à la même place qu’il y a deux jours, lors de ma rencontre avec les français
qui m’avaient emmené à Pakse pour voir la coupe du monde.

Hier, j’ai pris une journée tranquille pour revenir sur mes pas, retrouver mon vélo et visiter le village.
Aujourd’hui, il faut que j’avance un peu. Mon objectif est à 130 km d’ici, de magnifiques îles au sud
du Laos, mais je n’ai aucune idée de la distance que je veux parcourir aujourd’hui (j’ai deux jours pour
le faire).

Avant de prendre la route, je m’arrête devant une boutique où l’on parle français. La devanture - chez
Maman - encadre un groupe de retraitées prenant le café. On discute, puis la gérante me donne sa
carte, m’offre un bracelet qu’elle m’enfile au poignet avec toute sorte de recommandation - elle
marmonne « chance, bonheur, réussite… ». Elle ne peut résister : elle finit par remplir ma bouteille et
m’exhorte à accepter quelques biscuits. La boutique porte bien son nom ! Mais je la remercie du fond
du coeur.

Pour traverser le fleuve, je déniche un passeur qui veut bien me conduire sur l'autre berge. Sur la plage,
quelques hommes travaillent à la rénovation de barques, lentement. Certains, sous le couvert d'un toit
de tôle, attendent un passager qui ne viendra jamais. Ils se contentent d'être, d'exister, de prendre
racine, fumant, faisant mine parfois de s'activer pour reprendre quelques minutes plus tard la même
position de contemplation. Si le Mékong avait un regard, on le lirait dans leurs yeux pétillants.

Une fois arrivé à bon port, deux possibilités : rejoindre la route bétonnée qui file en ligne droite
jusqu’aux îles du sud ou suivre une fine piste qui s’enfonce dans la forêt, longeant la berge. Que faire ?
Je repense à mes désirs d’aventure, à ces envies de passer sous la carte pour découvrir autrement. 

Et les paysages sont si tranquilles, si apaisants. Envoûtants. Le vent qui bruisse dans les cultures, les
silhouettes d’enfants au bout de la rue, la nonchalance malicieuse de l’eau, ces quelques temples aux
bouddhas étincelants. On me sourit lorsque je traverse le village de l’autre rive. Les habitants semblent
s’être concertés pour me donner le même regard. J’y devine une étincelle, un appel.

Je tourne à droite : j’ai choisi la piste sablonneuse, l’ombrage des forêts et ce mystère que je veux
découvrir.

La route se détériore rapidement. Je roule sur de la caillasse, des bandes de sable toujours plus étroites.
Mes sacoches tremblent en couinant à l'arrière, je prie pour ne pas crever.

Mais une lenteur s'installe. Ce n'est pas le tunnel de la route, la plongée dans l'effort, le flou aux coins
des yeux. À cette vitesse, tout est net, jusqu'au moindre nids-de-poule.

Plusieurs villageois s'arrêtent et me regardent passer. Les réactions divergent. Curiosité, amusement,
incompréhension, encouragement. On me donne de tout. Mais je sens que j'ai pris la bonne direction.

Effectivement, ce délice de l'aventure revient. Les ponts tordus, les déviations tortueuses, les
traversées de jardin s'enchaînent. Et le pays se découvre, par vagues, par images. À chaque regard.

Deux femmes discutent sur leur terrasse. Un homme dort sur son hamac. Des enfants récitent une
cantine qui filtre à travers les fenêtres ouvertes d'une minuscule école. Quelques têtes curieuses
dépassent et me font de grands signes.

On ne sait jamais quand on entre dans un nouveau village car tout semble lié, les maisons, les champs,
la végétation luxuriante. Une sorte de désordre accepté, de grande maison aux portes constamment
ouvertes, d'immense jardin paradisiaque. Oui, sans exagérer, il y a cette forte impression de paradis.

Les gens se contentent de peu mais ils sont souriants, sereins, d'une gentillesse inégalée qui marque
profondément.

Et le bonheur frappe quand on s'y attend le moins. Je fais une halte au milieu d'un champs et au loin,
j'aperçois une dizaine de silhouettes colorées. Craintivement, elles s'approchent. Les enfants
m'encerclent et me dévisagent avec curiosité. Je leur fais de grands signes, ils rigolent. On échange des sabadii. Ils pointent des parties de mon vélo en s'exclamant ou me répètent des phrases que je ne
peux comprendre.

Finalement, il ne faut pas beaucoup de mots pour communiquer. Ils hurlent de joie lorsque je fais
semblant de leur courir après ou lorsqu'ils essaient tous de m'attraper. Certaines choses sont trop
universelles : l'attrape-moi-si-tu-peux en est une.

En jouant, j'observe aussi les tempéraments de chacun. Certains n'ont aucune peur et s'accrochent à
moi sans problème quand d'autres m'observent plus de loin, un mélange de curiosité et de peur dans le
visage. Les filles, plus majoritairement, me dépassent en courant et préfèrent m'examiner en retrait.

Mais beaucoup d'entre elles ont une sorte de noblesse dans la posture ou dans le regard que je ne peux
vraiment expliquer. Leurs traits sont fins, gracieux, presque nobles, et leur timidité - naturelle ou
apprise - leur confère une aura de mystère et d'élégance. Cette impression se renforce lorsque je les
vois assises en amazone à l'arrière des scooters, droites, la tête haute, dans un équilibre et une retenue
parfaite.

L'instant coule, après quelques minutes ? de jeu, je me remet en route avec un immense sourire. La
plupart me poursuit en criant, l'un des garçons a un vélo et tente de rester à mon niveau. Je me
concentre tout de même sur la route qui n'est pas facile et à l'approche d'une grosse dépression, je
donne un vif coup de frein. Le gamin qui me suivait s'éclate contre mes sacoches à l'arrière de mon
vélo. Je ne savais pas qu'il me suivait toujours ! Encore moins qu'il était derrière moi !
Aussitôt je le relève, lui enlève la poussière de sa veste en lui demandant maladroitement en français
"ça va ? Ça va ?", comme s'il pouvait me comprendre. Mais il éclate en fou rire, s'ébrouant pour se
débarrasser de la terre qu'il a sur le visage. Rapidement les autres nous ont rejoint et les jeux repartent
de plus belle.

Cette fois, je pars pour de bon et après de grands signes qu'ils me font en sautillant, je disparais dans la
forêt. Magique. Je m'arrête lorsque je me sais hors de portée.
Les immenses arbres s'élancent vers le ciel et forment une coupole, comme la vaste nef d'une
cathédrale. Une lueur religieuse filtre à travers les vitraux de végétation et crée de curieuses rosaces de
soleil sur le sol poudreux. Le silence revient.

Je prends le temps de repenser à ce moment qui ne veut pas me quitter, dont la poésie me berce les
pensées. Mon bonheur est à peine atténué par cette impression étrange qui me prend lorsque je sors ma
caméra. Pourquoi filmer ou photographier lorsque je passe un bon moment ? Oui, certes, les images
seront sans aucun doute superbes et que cela soit pour moi ou pour mon documentaire, cela restera un
moment d'une rare intensité que je serai heureux de retrouver ! Mais est-ce vraiment nécessaire ? Alors
que nous jouions, j'ai sorti mon trépied, installé tout mon matériel puis j'ai appuyé sur le déclencheur.
Les enfants n'ont pas compris pourquoi j'arrêtais subitement de jouer. Faisons comme si tout est
normal ! Comme si rien n'est filmé ! Montrez à la caméra comment vous êtes purs, joyeux et
innocents !

Bien sûr, je doute que cela ait changé la joie de ces enfants qui n'ont sûrement pas compris que je les
enregistrais. Mais pour moi, en moi, j'ai l'impression d'avoir presque gâché l'innocence de l'expérience
en réfléchissant plus loin, en pensant déjà aux plans, aux effets, à la manière de monter les images. À
penser.

Quelques minutes après, la route apparaît brusquement, coupant court au petit éden. Je quitte avec
regret mon petit chemin de poussière et j'envoie une pensée silencieuse à ces enfants.
Je retrouve l'effort, le tunnel comme je l'appelle. La musique électronique me donne cependant le
rythme, l'asphalte en devient agréable.

Les kilomètres défilent, les roues tournent, la tête divague.

Avec le temps, je prends conscience que je ne croise aucune guesthouse sur le côté de la route. Même
les restaurants se font assez rares. Je continue mais je sais que je vais devoir réaliser une grosse
journée. Mon objectif se transforme : je veux atteindre la première île, à encore nonante (quatre-vingtdix
pour les français qui me lisent) kilomètres de ma position. Bon. D'accord.

Malgré la droiture terrifiante de la route - ligne parfaite - , les paysages sont beaux à leur manière.

Discrets, réservés, ils savent qu'ils n'offrent rien d'exceptionnel alors ils se mettent humblement en
retrait. Lorsque le soleil entame sa descente, je leur trouve même un charme particulier, avec leurs
bandes oranges, leurs herbes jaunâtres et leurs arbres timides, sous lesquels paissent quelques buffles.

Je commence cependant à ressentir une grosse fatigue qui me fait parler tout seul sur mon vélo - un
local me prend clairement pour un fou lorsque je le dépasse en plein débat avec un interlocuteur
invisible.

Enfin, dans un sublime coucher de soleil, après ce qui me semble des jours entiers - concrètement une
centaine de kilomètres, j'approche un petit ponton qui donne sur le fleuve. Personne. Un groupe de
jeunes m'indique une maison, le passeur - ou simplement un pêcheur du coin - accepte de me prendre.

La traversée se fait sur un miroir. Le ciel déchaîne sa palette, jette sur le monde une traînée de lueurs
violettes, rouges-braise et rosâtres. Un homme et sa barque, en ombre chinoise, vole dans le vide. Des
enfants nagent entre les îles qui abondent, plus à l'aise que n'importe quel animal marin - ils
s'accrochent au bateau et rejoignent l'eau dans une série de figures compliquées. À nouveau,
simplement magnifique. Impossible d'émettre une pensée, tout invite à la contemplation.

Et lentement les berges se nappent d'une couverture de brume, grisaille, les forêts noircissent,
deviennent encre noire, long découpage, rappellent la limite entre le ciel et l'eau qui se confondent,
s'assemblent, ne font plus qu'un jusqu'à ce que l'obscurité envahisse tout, les villages déjà silencieux,
les hôtels vides, les ruelles poussiéreuses, les longues bandes sablonneuses où reposent les barques
abandonnées et les filets déchirés. Le mystère s'est refermé à l'arrivée de la nuit, jusqu'à l'éclosion du
lendemain.

Je trouve une guesthouse où je parle avec un français établi au Laos, dont la connaissance infinie du
pays et même de la Suisse me fascine. Il parle sans s'arrêter, puisant sans vergogne dans ses
statistiques, ses pourcentages, ses moyennes précises qui couvrent à peu près tous les domaines d'étude
possibles et imaginables.

Je finis par m'en aller lorsque la fatigue me fait tomber la tête.

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