Ma pire nuit

par Simon Bérard · 13.01.2023

Depuis deux jours, je roule sur une quasi - autoroute avec beaucoup de traffic pour atteindre la
capitale du Cambodge, Phnom Phen.

Des champs à perte de vue, sous le ciel grisâtre qui lentement se teinte de couleurs sombres. La nuit
approche.

Je prends une pause, non loin de la route, sur un espace poussiéreux qui donne vers l'horizon. Le lent
passage d'un camion me vient parfois en bruissement, étouffé par les ruines d'une vieille masure et un
banc de buissons séchés.

Un talus offre un beau point d'observation sur la plaine. Je m'assois un moment, je suis épuisé. J'ai déjà
cent trente kilomètres derrière moi et je ne sais encore combien il me reste à parcourir. Peut-être
beaucoup. Je soupire. Ces derniers jours, je fais face à un nouveau problème que jamais je n'avais
expérimenté depuis le début de mon voyage : les hôtels se font de plus en plus rares et les seuls qui
existent sur le côté de la route sont bien trop glauques pour y entrer. Souvent des maisons closes aux
façades de néons roses où la chambre se loue pour autre chose que le repos.

Je me rappelle d'avant-hier, en début de soirée :
je m'arrête devant un hôtel, aussitôt, deux femmes m'approchent. Jupes courtes et vêtements
multicolores, des perruques, un maquillage grimaçant. L'une pose son bras sur mes épaules tandis que
j'essaie de communiquer. Elles me répondent en khmer en s'approchant toujours plus de moi,
accrochant mon vélo ou mes vêtements. Je tente de parler en anglais mais elles ne me répondent même
pas ; lentement, elles me conduisent vers la porte principale. D'autres silhouettes apparaissent sur les
côtés, beaucoup de bruits, on touche à mon vélo, on pose la main sur mon guidon. Une femme
approche son visage pour me parler d'une sorte de voix mielleuse et je m'aperçois que ses traits sont
fortement masculins. Lorsque je commence à reculer pour partir au plus vite - je suffoque - , quelqu'un
retient mon bras.

No, no, no répète une voix derrière moi. Premier mot que je comprend. Rapidement, je me fraie un
chemin jusqu'à la sortie et sans un regard, je me dépêche de disparaître. J'entends des rires tandis que
je m'éloigne au fond de la rue.

Depuis, j'accomplis souvent de grandes distances pour éviter de passer la nuit dans un lieu similaire. Je
les dépasse sur le côté de la route, en journée lorsque tout semble normal et la nuit, quand viennent la
musique et les lumières clignotantes, invitant les conducteurs épuisés à s'y arrêter pour passer du bon
temps. Parfois, je croise très tôt le matin la silhouette hésitante de femmes - et d'hommes maquillés
tenant leur perruque à la main - marchant sur le bord de la route, tremblantes du haut de leurs talons
immenses, comme si le jour leur enlevait un pouvoir qui les animait la nuit.

Mon mollet ne tremble plus. Je finis ma gourde en contemplant des déchirures oranges dans le ciel. Un
coucher de soleil se faufile une place derrière les nuages, comme pour prouver avant que la nuit tombe
qu'il existe encore. Il faut que je remette en route.

Avant de pédaler, je regarde ma carte dans l'espoir que des hôtels y soient indiqués. Pas grand chose. Il
va falloir y aller à la chance. J'allume ma lampe arrière et mon phare avant et me plonge dans l'effort.

Quelques scooters me dépassent en ronronnant, parfois un camion. Un coup d'oeil sur la route pour
observer le long défilement des cultures dans l'obscurité, parfois entrecoupés de longues bandes
argentées, des canaux d'irrigation rectilignes qui strient le paysage.

Je passe un pont enjambant un large fleuve. Sur de fines barques en bois, des pêcheurs achèvent leur
journée en relevant les filets. Je prends quelques photos floues, plus assez de lumière pour capturer
quelque chose. L'effet est surprenant .

Puis bientôt, on ne voit plus rien. Seuls les bandes fluorescentes de la route et le jeu des phares qui me
dépassent. Je baisse la tête, avance. Je glisse un écouteur dans mon oreille droite - le côté qui n'est pas
exposé à la route - et me laisse envelopper par de l'électro bête et méchante, parfaite pour donner le
rythme.

Je tombe sur un premier hôtel : rien. Abandonné, vide. Un simple panneau étonnement neuf indique un
souvenir, une sorte de tour bétonnée en décrépitude complète. Je reprends. L'électro me donne du
courage. Finalement, avec la fatigue, la situation devient agréable. Le temps se suspend, mollement,
l'esprit se balade un peu. Il fait frais, un vent doux, le paysage défile, en ombres chinoises. Parfois, la
grande silhouette de panneaux publicitaires attire mon attention. Par leur grandeur et leur démesure, ils
dégagent une impression quasi religieuse, mystique. Lorsque j'en suis proche et qu'ils me surplombent
comme des géants, ils me font penser à des sortes de bêtes mythologiques, des sortes de moaïs
modernes.

Cependant, après deux heures de route, je commence vaguement à m'inquiéter. Je n'ai croisé de
villages depuis au moins une vingtaine de kilomètres et je sens que mes yeux se brouillent de plus en
plus. La fatigue.

Seulement quelques minutes après, ma lampe avant s'éteint. Je freine tout de suite, impossible
d'avancer dans le noir complet. Je tente de le la rallumer, rien n'y fait. Elle n'a simplement plus de
batterie.

Un moment, je reste hébété à fixer le sol, les voitures hurlant à ma gauche. Une minute les yeux dans
le flou, comme si un miracle allait se produire. Puis je me rends compte qu'il faut que je bouge. Je sors
mon téléphone et utilise la lampe de poche pour éviter les déchets et les branchages qui jonchent la
bande d'arrêt d'urgence. Lentement, terriblement lentement, je reprends mon avancée.
Un temps interminable. Je commence à être agacé de ne rien trouver, surtout que mon téléphone me
glisse des doigts. Je remarque qu'il n'a plus beaucoup de batterie, je ne pourrai pas continuer
longtemps.

Sorties de nulle part, j'aperçois des lumières à une centaine de mètres. Je m'approche : un hôtel. Je n'ai
pas le choix, je traverse. Avant de passer le portail d'entrée, je fixe ma gopro discrètement à l'arrière, à
moitié camouflée par un t-shirt sale.

Beaucoup de musique, beaucoup de lumière. Je fais quelques pas et j'arrive sur une terrasse. Des
canapés de velours, en demi-cercle et séparés par des rideaux blancs remplissent l'espace. À ma droite,
un homme tient une bière et deux femmes sont assise à côté de lui. Des néons verdâtres, au fond, des
cabines diffusant une lumière rosée, quelques silhouettes. Un homme maquillé vient tout de suite me
parler. Il me prend par la main, je me dégage. Il tente de de me parler mais je n'entends rien, la
musique est beaucoup trop forte. Entretemps, ce qui s'apparente au chef de l'endroit vient à ma
rencontre. Un visage trop lissé pour être naturel, un sourire d'une blancheur absolue. Il fait un signe et
le DJ descend la musique. Je lui explique, je veux dormir, une chambre, to sleep ?

Comme la musique s'est arrêtée, les quelques autres personnes discutant aux tables se sont toutes
retournées pour me regarder. Des femmes sortent d'une porte derrière moi pour m'entourer. Un grand
silence, des rires à chaque fois que l'homme en costard parle.

L'homme maquillé semble plus compréhensif, il m'indique une direction puis me prend par le bras
pour que je le suive. Les autres rigolent. Je suis trop fatigué pour réagir, je ne sais pas trop ce que je
fais ni où je suis. Je me sens juste tellement épuisé, un lit, dormir, c'est tout ce que je veux. Un
moment, lorsque nous contournons un bâtiment, j'hésite à partir. Rien dire, me dégager et filer avec
mon vélo vers la route. Mais après ? Je n'ai pas de lumière, je ne sais pas quand est le prochain un
hôtel. Les voitures ne me voient à peine, je n'ose imaginer pour les camions. Ce ne serait pas
raisonnable. Et je ne me sens pas menacé non plus, seul un sentiment de lassitude profonde m'accable.

Je n'ai même pas la force de sourire ou de répondre aux paroles incompréhensible de mon nouveau
guide qui me mène du côté de la route. Tant que je ne me sens pas en danger, il n'y a aucune raison de
stresser, je me dis.

Nous arrivons devant une maisonnette où un vieillard qui dormait à même le sol, dans la cour, se lève
et se met à parler en khmer. Je ne comprend rien. Ils entrent, je les suis avec mon vélo. Sur les murs,
des écritures rouges que je ne peux lire. En-dessous, une modeste traduction en anglais :

No drugs allowed

No guns allowed

Un lit métallique gît dans un coin, à côté du bureau derrière lequel le vieillard se place pour parler.
Pendant dix interminables minutes, je me bat pour comprendre le prix. Les deux s'engueulent ou rient
en khmer. Je répète :

L'hôtel et les néons colorés

Five dollars, you said five dollars, c'est le prix qu'il m'a donné au départ.

NoOOooOOoOOoOOOoo ! s'indigne-t-il. L'homme maquillé lui donne une tape sur le bras, le
vieillard se tait un moment. Et les disputes recommencent, tandis que par-dessus, j'essaie d'en placer
une et de saisir le fonctionnement.

 

Je lui donne finalement un billet qui comprend la somme en attendant qu'il me rende le change. Il
disparait. Tout de suite, l'homme maquillé me prend par le bras et m'entraîne dans le couloir adjacent.

Je me dégage, je commence à ne plus supporter qu'il me touche sans arrêt pour que je le suive. Et je ne
peux plus entendre son khmer doucereux qui me scient les oreilles en deux. Comme lorsque j'avais eu
ce différent dans une guesthouse au nord du Cambodge, je commence à parler en français.

Arrête de me toucher, d'accord, merci de m'aider mais arrête de me toucher, je lui dis très rapidement.

Ça n'a pas l'air de fonctionner car il recommence aussitôt. Enfin le vieillard revient, on parle, on parle,
l'homme me tire par la manche, please, come, come with me, il répète avec la même voix mielleuse et
ces sortes de yeux doux qui le rendent encore plus insupportable.
Finalement, le vieillard nous laisse tous les deux. Un grand silence. J'ai des regards caméras où l'on
dirait que je dors debout. Puis enfin, le vieillard arrive avec un billet qu'il me tend. La somme est juste,
parfait.

Mon nouveau guide me conduit ensuite dans un étroit couloir à moitié éclairé. Tout au bout, une
chambre ouverte. J'y dépose mon vélo et alors que je tournais la gopro de façon à ce qu'on voit la suite
de l'aventure, j'ai à peine le temps de voir l'homme maquillé disparaître dans la salle de bains de ma
chambre.

Je n'y crois pas. Un instant, je reste immobile puis je commence à rire. Une sorte de fou rire démarre,
je ne peux pas me retenir. Je toque une fois, deux fois à la porte, aucun son. Je prends mon mal en
patience, à ce point là, je suis juste si éclaté que je reste avachi contre le mur à attendre un signe de vie
provenant des toilettes. 

Enfin, il sort. Il me jette un sourire, je fais mine de lui dire au revoir. Il déblatère quelque chose et en
attendant qu'il termine, je me dirige vers la porte que j'ouvre en grand en lui faisant gentiment signe de
s'en aller. Je remarque à ce moment qu'ils ne m'ont pas donné de clé. Impossible, donc, de fermer la
porte.

Je l'interromps dans l'un de ses interminable discours :

The key ? Close the door ? Je mime l'acte. Il ne comprend pas. Tant pis. Il s'approche de moi en
souriant. Non. Vraiment, tu peux t'en aller, j'essaie de lui faire comprendre la bonne direction à prendre
en pointant la porte et en répétant les mercis.

Il pose sa main sur ma taille et je le prends doucement par l'épaule avec un grand sourire pour qu'il
sorte. Il passe encore une fois la tête à l'intérieur et d'un geste rapide, il m'attrape... le dessous de la
ceinture. Je claque la porte. Un loquet, je n'avais pas vu, je le ferme.

Bon. La chambre est clairement miteuse. Un néon d'une blancheur atrocement agressive clignote
furieusement au centre de la pièce. Des barreaux aux fenêtres, une vieille télévision - un cube - fait
face au lit dont les draps à moitié délavés me retiennent en rien de m'y étaler. Les toilettes sont à ce
niveau encore plus intéressantes que la chambre. C'est quasiment le cliché de la salle de bain
malpropre : les murs jaunis de moisissures, des sots d'eau croupie, un trône abîmé, élimé. Et encore un
néon blafard qui clignote comme un insecte piégé.

Je ne range pas mes affaires. Comme je ne peux sortir puisque la porte ne se ferme que de l'intérieur à
l'aide du loquet (sortir voudrait dire, laisser la porte ouverte durant mon absence), j'oublie la faim et
j'essaie de dormir. En attendant le sommeil, je regarde autour de moi.

La saleté ne me dérange pas. L'endroit est glauque mais je ne me sens pas en danger. Au contraire, tout
dégage un intense sentiment de décrépitude, d'abandon, de malheur et de tristesse. Ces femmes, ces
filles, ces hommes maquillés et leurs perruques, leurs accessoires à outrance, cet homme en costard
cravate au sourire carnassier, cette musique, toutes ces lumières, ces clients hurlants d'alcool. Une
sorte de mauvaise pièce de théâtre où les acteurs sont piégés dans un rôle éternel.

Je crois que je m'assoupis un moment. Deux heures après, la faim me fait lever du lit. J'ai une terrible
envie de manger. Une force semble labourer mon ventre qui gargouille violemment avec l'intonation
d'un ordre. Il me fait comprendre qu'il ne me laissera pas tranquille tant que je l'aurais pas rassasié.

Je tente une visite sur la terrasse. Aussitôt, mon guide accourt et me prend tout de suite le bras. Je lui
explique par dessus la musique que je cherche de la nourriture, n'importe quoi, du riz, des nouilles,
tout. Il me pousse sur le côté, vers la route où le traffic est moins agité qu'avant.

Eat ? Je répète, surpris par la faiblesse et les tremblements de ma voix. Je toussote pour me redonner
de la prestance. Il comprend ce que je lui dis et me propose qu'il m'accompagne jusqu'au prochain
restaurant. Je tente de lui dire que je ne veux pas quitter ma chambre, puisque toutes mes affaires y
sont et qu'elle ne peut pas se fermer. Il insiste, encore et encore pour que je monte à l'arrière de son
scooter, malgré toutes mes explications. Comme s'il ne voulait pas comprendre.

Soudain, j'aperçois un voile dans ses yeux. Son visage change d'expression, un moment de blanc, de
fixité. Je vois derrière le masque durant quelques secondes. Je le vois lui. Puis il soupire, prends son
scooter et disparaît, sans un mot.

Des voitures passent en soufflant des relents d'air chaud. La musique tonitruante me parvient par
vagues, par la brise. Je me suis assis sur un trottoir, j'attend. Je ne sais pas où il est parti et s'il va
revenir mais je reste dehors. De toute manière ma chambre me ferait étouffer. Je repense à ce moment
de vide, où son visage avait changé du tout au tout pour se fixer dans le flou.

Un chien errant me tourne autour pendant quelques minutes puis ose s'approcher. Il me renifle la main
puis s'en va sur le côté de la route.

Soudain, le scooter revient. L'homme descend et me tend un sac en plastique blanc. À l'intérieur, une
boite et du riz, de la viande, des légumes. Je le remercie, il a l'air fatigué. Je lui donne un billet
comprenant sans aucun doute le prix du repas, avec un peu de marge. Il se penche, joint les mains en
guise d'adieu puis il fait mine de partir. Avant de rejoindre la terrasse, il me demande si je veux faire un
karaoké, cinq dollars.

Karaoké, five dollars ?

Il a un petit sourire. Pas un sourire mielleux, celui qu'il affichait au début. Un vrai sourire. Je me
demande s'il est sérieux ou si, pour la première fois, il fait de l'humour. Avant même que j'aie trouvé
une réponse, il s'est volatilisé.

Je mange sur un coin de mon lit. Ce n'est pas mauvais. De toute manière, j'aurais avalé de tout. Un
méchant silence règne dans la chambre, ce même silence qui consume, qui resserre les murs, qui rend
le monde plus étroit et à la fois si grand, si immense que tout perd son équilibre.

Voilà un nouveau visage du Cambodge, je me dis. Pas le plus heureux de tous les visages. Une face
plus sombre, plus crue. Une impression d'entrer dans les coulisses, d'entrevoir un nouveau monde.

Je ne suis pas triste, seulement, cette expression qu'a faite cet homme me reste en mémoire. Je ne peux
l'oublier. Ce soudain arrêt, cette coupure nette dans le personnage lorsqu'il regardait le vide. Cette
fatigue sur le visage, ce sentiment d'abandon. Puis cette proposition à la fin, karaoké, five dollars ?,
était-il sérieux ?

En partant le lendemain, après un nuit légère, je cherche du coin de l'oeil à le revoir une dernière fois.

Sur la terrasse, quelques femmes fument une cigarette. Elles ne se tournent même pas lorsque je passe.

Plus de musique ni de néons colorés. Tout est désert. Quelques bouteilles vides trainent encore par
terre, avec des emballages et de la poussière. Pas un signe.

Je reprends mon vélo. Un dernier regard vers l'hôtel. Pour moi, un souvenir atypique, une triste
découverte qui sera sûrement - malheureusement ? - vite oubliée. Mais pour eux, mais pour elles ?

J'essaie de prendre une photographie mentale de l'endroit, de me rappeler de cette atmosphère.

Puis je m'en vais.

Aujourd'hui, normalement, j'arrive à Phnom Phen.

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