Les Khmers Rouges

par Simon Bérard · 04.01.2023

Un pain au chocolat, terrasse en banlieue de Siem Reap. Le quartier est calme, si ce n’est sur l’artère
principale qui mène droit sur Angkor Wat, un célèbrissime complexe de temples que je n’ai le courage
de visiter aujourd’hui : trop de fatigue. Pour ne pas sombrer, je décide de me rendre au musée le plus
proche.

Une cour intérieure, peu de touristes. Des feuilles mortes sur le sol qui tournoient mollement à
l’approche d’un vieil homme et de son balai. Je me dirige vers l’un des bâtiments sur lequel est inscrit
en caractères bleus : CICR JAPAN : Cambodian Historical Photo Museum. Je ne sais à quoi
m'attendre.

Dans une vaste pièce, des photos en noir et blanc pendent aux murs de bois. Pas de légendes ou
presque, sinon des textes en Khmer ou en japonais. Un silence religieux.

Je m’approche des cadres.
- Un char de guerre sur lequel posent trois hommes au regard las. Derrière, les contours flous d’une
forêt effacée.
- Un homme inspecte une mitraillette, entourée d’une dizaine d’autres soldats.
- Quatre hommes creusent la terre à l’aide d’outils. Des fusils sont posés çà et là sur le sol autour
d’eux. Plus loin, on devine quatre autres silhouettes s’échinant à la même tâche.

Sur toutes les photographies, on trouve les mêmes scènes. Une assemblée de militaires, une voiture et
un haut-responsable dans son uniforme, des soldats réunis dans une interminable ligne de garde à
vous. Impossible de savoir la date, le contexte. Rien. Seulement ces captures qui nous sont offertes au
regard, mises à disposition, là. Que sommes-nous censés en faire ?

D’autres touristes se baladent aussi, passant de cadres en cadres, de colonnes en colonnes avec un air
sérieux. Parfois, un groupe survient et le calme de mort qui régnait dans la salle est vulgairement
chassé. Un guide débite son monologue sur une mer de brouhaha ambiant. Enfin, après deux minutes,
le silence revient, encore plus fort en contraste.

Je quitte la pièce avec un goût amer. Je ne sais rien de l’histoire de cette région du monde et encore
moins du Cambodge. J’ai de vagues souvenirs, rien ne permettant d’identifier un visage célèbre ou de
mettre des mots sur ces photographies.

Plus loin, un autre type d’exposition commence. Une pancarte sur laquelle je découvre un paragraphe
en anglais, empâté entre du Khmer et du chinois :
[traduit de l’anglais]

(…) L’histoire qui va vous être racontée parle de la vie de Lim Sarom. Il a été forcé à travailler
comme assistant dans la prison de Pol Pot où il a été témoin des crimes les plus violents. Parfois, il
était lui-même torturé, voire quasiment tué. Mais, par chance, il a survécu encore et encore.

C’est une histoire vraie qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Nous sommes responsables de partager ces
histoires à la prochaine génération du pays et au monde entier. (…)

Je fais quelques pas dans ce nouveau bâtiment, tout en me rappelant que j’ai mon livre sur le
Cambodge dans mon sac. Je me rappelle d’une partie historique assez détaillée que j’avais parcourue
des mois auparavant. Une nouvelle pancarte :
Mr. Lim Sarom est né en 1952 dans la province de Pursak. Il est le troisième enfant d’une famille
pauvre. Il devient moine dès le début de sa vie (Une pratique courante chez les familles avec peu de
moyen. En effet, en rejoignant un monastère, l’enfant est assuré de manger à sa faim et d’obtenir une
certaine éducation).

Le 17 avril 1975 est un jour mémorable et inoubliable pour tous les Cambodgiens. C’est le jour où les
Khmers Rouges ont pris le pouvoir et le début d’un long cauchemar de trois ans, huit mois et vingt
jours. À ce moment, Lim Sarom est moine dans la province de Battambang.
En parcourant mon livre, je découvre qui sont ces Khmers rouges.

Tandis que le Cambodge était dirigé par Sihanouk, chef d’état plutôt apprécié par la majorité du pays,
un groupe d’opposition forme secrètement le Parti communiste du Kampuchéa. Ce mouvement sera
connu plus tard sous le nom des Khmer Rouges, dirigé par Pol Pot.

Influencés par Mao Zedong, les Khmers Rouges épousent une idéologie radicale fondée sur un régime
strict de parti unique, sur le rejet total de l’influence occidentale est sur l’abolition de la propriété
privée. Ils prônent l’agriculture collective comme seul moyen d’installer une sécurité économique dans
le pays. Ils motivent un nationalisme intense en jouant sur la grandeur disparue du Cambodge et en
affirmant qu’en cas d’inaction, la Thaïlande, le Vietnam ou d’autres puissances aux alentours finiront
par les envahir.

Je me rends à la pancarte suivante pour poursuive l'histoire de ce Lim Sarom. Un grand tableau
accompagne le texte.

En Avril 1975, les Khmers rouges prennent contrôle de la province de Battambang. La population est
forcée d’évacuer la ville et ceux qui refusent de suivre les ordres sont abattus immédiatement. Les
femmes enceintes accouchaient durant le trajet, les patients ou les vieillards étaient laissés derrière et
mourraient sur les trottoirs. La foule quitta la ville.

La population fuit la ville sous ordre des Khmers Rouges (Cambodian Historical Photo Museum)

En effet, après de nombreuses années de guerre civile, les Khmers Rouges arrivent au pouvoir. D'abord
à Phnom Phen, la capitale, puis dans le reste du pays, ils mettent en oeuvre les prémisses de leur plan
radical visant à transformer le Cambodge en société rurale où tous les individus seraient au service de
l’état. Pol Pot, le leader politique, pense que la vie urbaine est profondément mauvaise. Un retour à un
mode de vie exculsivement agraire sauverait la population de la corruption moderne.

La pancarte qui suit est elle aussi accompagnée d'un grand tableau.

Le Cambodge est profondément bouddhiste. Cependant, les Khmers Rouges détestaient cette religion.

Tous les moines furent forcés d'abdiquer. Suivant les ordres, Lim Sarom décida de quitter sa fonction.
Il rendit sa tunique devant deux anciens moines et un habitant pris de pitié lui prêta des vêtements.
Lim Sarom se retrouva parmi la foule forcée en exode.

En plus du bouddhisme, j'apprends que les Khmers Rouges s'attaquent plus globalement à l'ensemble
des traditions et des coutumes, perçues comme des instruments de séparation des classes. Des oeuvres
d'art sont détruites, les temples sont saccagés, les moines sont violemment démis de leur fonction et les
lieux de culte sont transformés à d'autres fins. Plus généralement, toute forme d'expression artistique
ou de divertissement devient complètement interdite. Chanter, plaisanter, rire n'est plus possible.

Les Khmers rouges tentèrent de créer une société fondée sur l'égalité parfaite et sur la vie en
communauté. C'est pourquoi, ils organisèrent de nombreux centres de travail où la population était
forcée au travail. Mais la nourriture se faisait de plus en plus rare et sous la terrible surveillance et la
répression sans pitié des soldats, beaucoup de personnes commencèrent à mourir de faim. Un homme
à bout de souffle murmura à Lim Sarom lorsqu'il arriva dans le camp : "nous attendons uniquement
notre mort. Tu as encore de l'énergie pour marcher, fuis le plus vite possible de cette endroit de
malheur". Après avoir entendu ces paroles, Lim Sarom réussit à s'échapper du camp de travail.

Avant que les Khmers Rouges prennent le pouvoir, l'économie cambodgienne était déjà paralysée à
cause de la guerre civile. Une fois maîtres du pays, ils intensifient cet arrêt total en fermant toutes les
banques et en coupant totalement les marchés libres ainsi que l'utilisation de la monnaie nationale. La
propriété privée est également abolie.

Les citadins, considérés comme le "nouveau peuple" - en comparaison aux paysans perçu comme les habitants de souche du Cambodge - sont envoyés dans des centres de rééducation en campagne où ils
apprennent à se purifier de l'impérialisme. Euphémisme pour parler de larges prisons à ciel ouvert où
règne le travail forcé et la violence.

Avec le temps, les pénuries de médicaments, l'accès à l'eau, à la nourriture ou à des soins se raréfient.

Dans un régime qui pousse l'autosuffisance comme but ultime et qui tue la plupart de ses médecins,
une grande partie de la population meurt de maladies bénignes qui auraient pu être facilement
soignées.

Entre 1975 et 1979, on estime environ 1'000'000 de décès causés par la famine.
Lim Sarom fut suspecté d'avoir voulu rejoindre le groupe de résistance aux Khmers Rouges se trouvant
à la frontière thaïlandaise. On l'emmena en prison et il y fut torturé. Il y connut les pires souffrances ;
(...).

Le texte décrit ensuite avec une précision terrifiante les différents moyens de torture qu'utilisaient les
Khmers Rouges. Autour de moi, sur les murs blanchâtres et décrépis, des tableaux accompagnent en
représentations sanglantes les descriptions de ces pratiques.

Après un long couloir dédié, une pancarte indique que malgré toute ces horreurs, Lim Sarom refuse
d'avouer un quelconque interêt pour la résistance.

Lim Sarom est loin d'être le seul à avoir été faussement accusé d'être de l'autre bord politique. Les

Khmers Rouges mènent une politique de suspicion extrême à l'égard de toute personne se rapprochant
de la description de l'ennemi. Un homme aux mains trop douces ou portant des lunettes peut donc être
accusé d'intellectuel à la solde impérialiste ou colonialiste, sans plus de preuves valables.
"Il vaut mieux tuer un innocent que de garder un ennemi en vie", disait Pol Pot.

La prison S21, située à Phnom Phen, est sûrement le symbole le plus fort de ces "épurations". Sur
internet, je découvre de terribles histoires à son propos.

Et la visite continue, toujours avec ces descriptions détaillées des horreurs que l'on trouvait dans ces
camps de travail. L'abolition même de la notion de famille, les violences, les tortures.

On dit à Lim Sarom qu'il allait être exécuté. Mais le jour de l'exécution, on lui proposa un travail qui
le permettrait d'échapper à la mort. Il accepta. Désormais, son devoir était de creuser des fosses et de
brûler les corps. Il assista donc à toutes les exécutions. Un jour, tandis qu'il était toujours retenu
prisonnier, le chef du district visita la prison. Le chef ordonna qu'on libère Lim Sarom et d'autres
prisonniers car leurs motifs d'arrestation n'étaient pas assez graves. Aussi, Lim Sarom fut libéré et jeté
hors de la prison. Il tenta de rentrer dans sa région natale à la marche mais il était si fatigué qu'il
s'écroulait souvent en chemin à cause du manque de nourriture. Pour survivre, il mangeait des
racines. Les soldats se moquaient de lui.

Lim Sarom, sur le chemin du retour

Après des mois d'errance dans la campagne, Lim Sarom apprit que le régime des Khmers Rouges était
destitué par l'armée Vietnamienne. Ayant reçu une bonne éducation, il devint rapidement officier de
Province car le pays manquait cruellement d'intellectuels après que Pol Pot les avaient tous fait tués.
Il travailla ensuite au département des finances, à Phnom Phen.

Au début 1979, le Vietnam envahit le Cambodge et destitue le régime des Khmers Rouges. Cependant,
malgré leur perte de pouvoir, les Khmers Rouges bénéficient d'un soutien constant de certains états
comme la Chine, la Thaïlande et les États-Unis qui ont interêt à gêner le Vietnam (et, par extension,
son protecteur soviétique). Ainsi, le parti continue ses actes de barbarie dans certaines régions en
s'attaquant particulièrement aux vietnamiens. Se réfugiant dans les zones les moins accessibles du
pays, ils sèment derrière eux des mines anti-personnel qui font des ravages parmi les civils.

Globalement, c'est un pays tout entier qui se retrouve sans possession aucune, sans famille, sans eau ni
nourriture. Un pays dont un estime la population à 20 pour-cent disparue dans les camps de travail,
sous les balles et la cruauté des Khmers rouges. Un pays entier sur la route.

Beaucoup se tournent vers la capitale, Phnom Phen, dans l'espoir de trouver un proche, une ancienne
demeure ou un avenir mais ils sont repoussés par les soldats du régime provisoire qui les conduisent
vers des camps en périphérie. Certains seulement sont sélectionnés, d'anciens professeurs ou de petits
officiers de province, pour reprendre les postes importants d'un gouvernement vacant.

Au centre de la ville, ce n'est que vide et destruction. Les Khmers ont saccagés les temples, décapitant
les statues, striant les tableaux. Ils ont envahis les demeures pour détruire le mobilier, les canalisations,
les bibliothèques. Les vestiges du grand pont qui traversait alors le Mékong n'est qu'une blessure
supplémentaire à la capitale-fantôme.

Malgré la fin du régime, le jugement des responsables du génocide mettra des années à se mettre en
place. L'Occident, inquiet du rapprochement entre le Vietnam et l'URSS, continue de soutenir les Khmers Rouges en leur fournissant notamment des armes. Ainsi, le nouveau gouvernement peine à
faire admettre sa légitimité devant la communauté internationale. Le régime de Pol Pot continuera
d'ailleurs à siéger aux Nations Unies jusqu'en 1989. Avec le refus de la Commission des Droits de
l'Homme de reconnaitre les crimes perpétrés par les Khmers Rouges, un profond sentiment d'impunité
et d'injustice habite les rescapés cambodgiens qui observent avec impuissance leurs bourreaux mener
une vie libre et occuper parfois des postes à responsabilité dans le nouveau gouvernement.

Après de nombreuses années de négociations, c'est en 2007 qu'un tribunal international mixte voit le
jour et juge pour la première fois les plus grands responsables du génocide cambodgien. Malgré les
procédures chronophages et autres critiques, c'est le premier pas d'un long processus juridique qui se
poursuit ensuite en 2011, 2012, 2014 et 2017 avec la condamnation de quelques anciens membres du
parti. Cependant, la grande majorité des incriminés put vivre sans être inquiétés jusqu'à leur mort, sans
jamais passer devant la moindre cour de justice. Pol Pot, par exemple, est décédé sans jamais avoir été
jugé.

La violence des tortures, la mort à laquelle il s'était préparé tant de fois et tout ce cauchemar de trois
années restèrent gravés dans la mémoire de Lim Sarom. Jamais il ne pourrait oublier. Il consacra la
fin de sa vie au travail et à sa profession monastique qu'il retrouva peu après la fin du régime des
Khmers Rouges.

Après ce dernier panneau, je retrouve le soleil et le doux bruissement des feuilles. Je passe la fin
d'après-midi au bord du fleuve. Observer les petites barques, le traffic, le marché grouillant. Les
touristes, les enfants dans les rues, les temples aux toits colorés.

Impossible de deviner que le pays a vécu un tel drame, un tel traumatisme. Bien sûr, j'avais entendu
dire que le pays grouillait de mines ou qu'il avait une histoire chargée. Mais découvrir sur place, dans
ces bâtiments discrets, dissimulés comme un mauvais rêve, ce souvenir à demi-effacé qui hante encore
sûrement la mémoire de beaucoup de visages que j'ai pu croiser...

À mesure que le soir descend, j'éprouve l'étrange sensation de vouloir voir au-delà, derrière. Comme si
j'avais aperçu un morceau d'un ensemble bien plus vaste que j'aurais envie de recomposer devant moi.

Les toiles d'une immense voûte.

Je suis devant mon hôtel. Les enfants du restaurant d'en face embêtent d'autres touristes en montant sur
les tables, le bruit d'un éternel karaoké bourdonne dans la petite bise, le gérant japonais me fait un
signe à l'entrée. Rentrons.

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