Le garçon en jaune

par Simon Bérard · 11.01.2023

La rue est bruyante. J'ai quitté ma rassurante guesthouse, le japonais m'a fait des signes jusqu'à que je
disparaisse au carrefour. Je me suis arrêté quelques mètres plus loin avant de m'engouffrer dans une
grande artère qui file droit vers Phnom Phen, la capitale du Cambodge et par la même occasion, mon
prochain objectif.

Boire un peu d'eau, étirer la nuque, vérifier la carte. La chaine paraît tenir, les pneus sont gonflés, mon
casque est bien attaché. Le petit rituel que j'accomplis depuis maintenant plus d'un mois.

Bon.

Je monte sur mon vélo. Les retrouvailles sont mitigées. D'un côté, l'effort rassure, il attrape toute suite
l'esprit qui oublie le stress et les mauvaises pensées. De l'autre, je sens mon corps engourdi et les
premiers kilomètres sont pénibles. En sortie de ville, enfin, je retrouve de bonnes sensations : la
campagne autour de moi me rappelle que c'est le retour de l'aventure et de l'inconnu. Je ne sais pas ce
que je vais voir, faire, manger, rencontrer aujourd'hui, et ça fait du bien.

À mesure que la ville s'efface, de petits stands fleurissent sur le côté de la route. de simples roulottes
en longueur sur lesquelles grillent, sur des braises ardentes, des séries de bâtonnets fumants. Des
femmes - ce ne sont que des femmes - attendent sur des chaises en plastique et regardent fixement leur
téléphone, jetant de temps à autre un coup d'oeil sans espoir lorsqu'un véhicule passe. Elles ont l'air de
mourir d'ennui. Certaines me dévisagent longuement, une expression de désintérêt total sur le visage.

Après une trentaine de minutes, je m'arrête au hasard. La marchandise ressemble à toutes celles que
j'ai pu observer avant. En m'approchant, je comprend que ce sont des tranches de bambous qui cuisent
à feux doux. Je demande par geste si c'est comestible, elle me répond doucement que oui. Dans un
effort surhumain, elle quitte sa chaise puis d'un enthousiasme retrouvé, elle prends un des bambous et
enlève un bouchon sur l'un des embouts. Elle me le tend : du riz, à l'intérieur ! Ce sont des bambous
fourrés au riz.

Je lui en achète un et vais déguster un peu plus loin. La première bouchée est intéressante. On
reconnaît la texture du riz mais le goût est différent, plus fumé. Je hoche la tête en mâchant. Mais
rapidement, la pâte devient écoeurante. Après m'être forcé à finir au moins la moitié, je jette le reste
dans un buisson en sentant que je ne pourrai plus rien avaler. Je reprends l'effort avec une grosse
nausée et le ventre ballonné.

Lorsque j'oublie mon estomac, je prends le temps d'observer le monde. C'est le luxe du voyage en
vélo, peut-être ce que je préfère par dessus tout. Une sorte de cinéma constant, un documentaire ultra
réaliste, une fenêtre au paysage défilant. Un lent état d'esprit qu'il faut apprendre, travailler pour mieux
s'y plonger.

Ouvrir le regard pour que tout devienne scène. Un rien, un petit peu, un mouvement ou un cri, un
silence dans la campagne ou la musique criarde aux abords d'un marché. Cet homme sur sa chaise, au
milieu de nulle part. La fillette devant la maison qui s'enfuit lorsque je lui fais un signe. Ces écoliers en
vélo qui me pointent du doigt, cette étrange maison aux volets qui claquent à cause du vent.

Toutes ces images créent une nappe diffuse, un courant ininterrompu devant les yeux. Elles bercent. Et
à mesure que le temps passe, un certain détachement débute. Non pas dans le sens d'un rejet de
l'extérieur - au contraire, mais d'un oubli progressif de son existence. Toute l'attention est projetée dans
le regard, puis dans l'environnement. On vit ce que l'on voit.

Parfois cependant, on est méchamment ramené à une autre réalité, plus crue ; un camion, un scooter
inattentif... Ou des scènes qui marquent trop, qui sortent du lot. Impossible de rester contemplatif. La
première fois que je suis ainsi coupé, c'est en découvrant des enfants pataugeant dans un marécage de
déchets. À l'aide de paniers en plastique, ils récupèrent je ne sais quoi en plongeant la main dans l'eau
brunâtre où flottent des bouteilles, des restes de nourriture, du sagex moisi.

Après le choc, un instant seulement, je pense à photographier. Ramener une capture, montrer. Mais je
n'ose même pas bouger. J'ai beau tenter de me convaincre que si j'appuie sur le déclencheur, c'est avec
une intention que je ne pense pas mauvaise. Ce serait pour partager, pour diffuser, pour choquer et
faire réfléchir, moi le premier. Mais de toute manière, je sais que l'appareil me brûlerait les mains.

Je les regarde un moment. Ils ne me voient pas, ils fixent le sol à la recherche de quelque chose. Une
femme appelle au loin, les quatre partent en courant, se mettent à rire en s'éclaboussant. L'un jette un
paquet usagé sur sa soeur - ? - qui se met à le courser. Ils disparaissent dans la végétation derrière
laquelle on devine une habitation en bois. Plus rien ne bouge, seulement le souvenir de la scène dans
les quelques remous qui agitent les déchets de plastique.

Le regard encore figé dans l'eau. Un camion hurle à côté de moi.

Puis je reprends la route. Inutile de rester sur place, à fixer un fantôme. Que penser de tout ça ? Quelle
sensation doit rester ? Je n'arrive pas à me faire un avis, deux idées contraires se mêlent à toute vitesse.

Dois-je ressentir de la tristesse face à cette scène ? Oui ? C'est la première sensation qui est venue
après la surprise. C'est triste, voir des enfants au travail, au milieu d'une sorte de décharge, c'est triste.

Impossible de dire le contraire.

Mais, avant même que j'aie le temps de considérer la scène, c'est comme si un être au fond de moi
m'avait tout de suite soufflé : "c'est triste, en voyant cela, il faut être triste". Comme un ordre. Une
seconde avait suffi pour que ce qui se dévoilait devant moi devienne "triste", une première impression
qui s'est propagé à toute ma perception de la scène, aveuglement.

Puis soudain, en les voyant rire, jouer, j'ai eu un moment de blanc. Pourquoi rient-ils ? Ils ne devraient
pas rire, pas jouer. Cela ne correspond pas. C'est là qu'a débuté cette impression de flou, ce noeud dans
l'esprit qui me suit durant mes kilomètres suivants.

Plusieurs questionnements me viennent mais aucun n'arrive à démêler ce flou. J'essaie par différentes
approches. Par exemple, et si j'étais cambodgien, est-ce que je trouverais cette scène triste ? Ou, après
tout, pourquoi cela devrait être triste ? Ces enfants trouvent sûrement tout à fait normal le fait d'aller
nager dans ce marais. Ils n'y voient pas d'inconvénient, ce n'est pas dérangeant - ? - .

Je me dis ensuite que c'est leur pauvreté, leur niveau de vie qui les oblige à nager dans ces marais pour
trouver quelque chose à ramener, à vendre. Eux qui ont toujours vécu de cette manière ne se rendent
pas compte. Mais donc, ils ne sont pas conscients qu'ils devraient être tristes mais moi, l'étranger, je
sais qu'ils devraient l'être ? C'est un peu présomptueux.

Et, finalement, je ne sais rien de la scène. Tout repose sur des suppositions. Par exemple, ma théorie a
tout de suite été la suivante : ces enfants sont obligés de travailler dans ces marais où flottent plein de
déchets. Ils cherchent quelque chose qu'ils pourraient ensuite vendre pour gagner de l'argent, soutenir
leur famille. Qu'est ce qui me dit que c'est la réalité ? D'autres possibilités existent ?

J'accélère le rythme pour arrêter de penser. Après une heure de bonne vitesse de pointe, j'oublie
progressivement. Peut-être que je me pose trop de questions. Peut-être.

Je décide de remettre mes réflexions à plus tard. Je me replonge doucement dans mes observations.

Il y a quelque chose de fascinant, de passionnant. Tout est si différent mais tout paraît si normal.

Presque à en donner le tournis. Je sors mon appareil pour capturer quelques unes de ces scènes.

Lentement, la journée s'efface et la lumière s'estompe. Toujours sur la route. Aucune idée de l'endroit
où je vais dormir ce soir. Sur un tronçon immensément plat, dans les dernières lueurs, j'ai un moment
d'euphorie ravageuse. Un profond sentiment d'excitation, d'explosion.

Mais bientôt, dans le noir complet, ma petite lampinette clignotant comme une folle à l'arrière, je me
retrouve vite dépourvu d'énergie. Complètement vidé. Cela fait depuis neuf heures ce matin que je
roule et j'avoue que je commence à avoir - vulgairement - mal au cul (problème de cycliste que j'avais
pu éviter depuis le début du voyage mais que je découvre fortement aujourd'hui).

Sur ma carte, je repère un hôtel. Fermé. Un autre ? Fermé. Un autre ? Rien, il n'existe pas. Et c'est
reparti pour cinq kilomètres de plus, pour des villages morts, des forêts effacées, une route qui ne finit
pas.

Il fait maintenant totalement noir, une obscurité plus que noire, qui semble s'attaquer sournoisement à
la lumière, une obscurité de charbon, d'encre qui colle aux yeux et aux choses. Les maigres lueurs
scintillent faiblement au loin - c'est toujours au loin - comme de navires en détresse. Parfois une
voiture me dépasse et m'aveugle, un grand bain de lumière puis plus rien. À nouveau, du noir, du noir,
du noir. Même mon phare avant n'en peut plus, il se met à trembloter, comme pour me supplier de
l'éteindre pour le soulager.

Enfin, j'arrive dans une ville. Ou du moins, quelque chose qui s'en rapproche. Dans un coupe-gorge,
une pancarte indique une guesthouse. Je suis sans réfléchir.

Je fais face à une grand bâtiment, la réception est en bas. Un homme sort, on ne se comprend pas. Il
appelle, une fois, deux fois. Un jeune garçon, onze ans environ, sort et me souhaite la bienvenue dans
un anglais parfait. Sous les yeux attentifs du père, il me montre un emplacement pour mon vélo que
j'abandonne à contrecoeur - d'habitude, je peux le prendre avec moi en chambre - .

Dans le hall d'entrée, je discute un moment avec le jeune. Il m'explique qu'il habite ici et que c'est sa
famille qui tient la guesthouse. Au fil de l'échange, j'apprends qu'il souhaite aller aux états-unis pour
travailler comme ingénieur. Son frère - qui a le même âge que moi - est en ce moment à Singapour et il
souhaiterait le rejoindre pour y faire ses études.

La mère du jeune se présente à moi - le fils traduit - . On parle un moment par intermittence, le temps
que la traduction fasse l'allé-retour. Elle semble très intriguée par mon voyage et elle me pose toute
sorte de questions que j'ai dû mal à comprendre. Le père nous rejoint mais reste silencieux. Il regarde
son fils avec un grand sourire, il a l'air très fier.

Sous la fatigue, j'ai de plus en plus de mal à comprendre ce qu'ils me disent alors je les quitte en
balbutiant quelque chose puis m'effondre sur mon lit.

Le lendemain, je retrouve le jeune dans le hall. Il m'explique qu'il souhaite progresser en anglais car il
voudrait pouvoir parler avec tous les étrangers qui passent dans l'hôtel. Puis, aussi pour avoir plus de
chance de partir vivre aux États-Unis. Soudain, ça me revient, je me rappelle de mon Harry Potter (en
anglais) que j'avais acheté à Vientiane (capitale du Laos). Je cours jusqu'à ma chambre, fouille mes
sacoches et lui rapporte le livre que je lui offre avec plaisir. Les pages sont quelque peu ourlées à cause
de l'humidité et certaines sont sales mais dans l'ensemble, il est comme neuf. Le jeune a l'air heureux
et je le suis doublement. Déjà parce que j'ai cette bonne impression d'avoir fait un cadeau parfait au
bon moment et au bon endroit, puis, dans un deuxième temps, c'est toujours du poids en moins et de la
place en plus dans mes sacoches !

Deux enfants - plus jeunes - nous rejoignent. Ils observent mon vélo avec beaucoup d'interêt et on joue
un moment avec la caméra. Ils adorent tournoyer, danser, grimacer devant l'objectif pour se voir
ensuite sur le petit écran de visualisation lorsque je leur montre leur vidéo.

Et là, d'un coup, le petit garçon en jaune s'assoit et regarde l'objectif avec un air d'ennui. Juste une
seconde, je prends une photo, puis il se relève et recommence à courir. Je regarde tout de suite le
résultat, cela n'a pas duré longtemps mais j'ai senti que la photo pouvait être magnifique. Et oui, elle
est parfaite. Je la trouve extraordinaire. Bien sûr, j'y associe ce moment passé avec ces enfants, dans la
cour de la guesthouse, mais elle évoque un sentiment presque mystérieux qui me parle. Oui, il y a du
mystère. Cette pose, ce regard, cet ennui soudain, à quoi pensait-il ?

Vers onze heures, il est malheureusement temps que je parte. À contrecoeur, j'enfourche mon vélo. Je
souhaite bonne chance au jeune qui me regarde partir. C'est toujours étrange de quitter des inconnus
chez qui on a entrevu des rêves, avec qui on a partagé un petit morceau de discussion. Je retiens ma
tristesse et disparait au coin de la rue. Le soleil tape fort, le traffic éclate. La journée va être longue.

Laissez un commentaire

Le commentaire sera soumis à la validation d’un modérateur. S’il est conforme à la charte il sera publié sur le site. Votre adresse de messagerie ne sera pas rendue publique.
Merci, votre message a bien été envoyé.
Une erreur est apparue, merci de contacter l'administrateur du site.