Le col, des pastèques et un polonais

par Simon Bérard · 09.12.2022

Il fait beau. Déjà assez chaud pour un matin à Luang Prabang (nord du Laos). Un rayon de jour filtre à
travers les stores en bambous, un coq raille son horrible musique au loin.

Tandis que le reste du dortoir ronfle encore, je prépare silencieusement mes affaires.

Une fois dehors, je tourne maladroitement quelques images. Le documentaire que je m’étais promis de
réaliser commencera ainsi : dans la lumière matinale, moi, arrimant mes sacoches, rangeant mes
affaires, gonflant mes pneus sous l’oeil curieux de trois chiots errants.

J’essaie d’oublier la caméra - c’est ce qu’on conseille non ? - , de faire comme si elle n’existait pas.
Pourtant il m’est extrêmement difficile d’agir « normalement ». Le moindre de mes gestes, lorsqu’il
est filmé, me semble soudain surfait, décalé.

Par exemple, Trois tentatives sont nécessaires pour arriver enfin à gonfler mes pneus.

Lors du premier essai, je me rends compte au milieu de mon effort qu’un chiot tente d’attraper le fil du
micro en s’appuyant sur le trépied. J’arrête, je recommence. Puis, deuxième fois, je pensais tellement à
ma manière de tenir la pompe que cela me semblait plus du tout la bonne manière de faire. Je fais le
mauvais geste, la goupille se décale et l’air siffle dans le vide. En regardant le rush, je me vois encore
tourner tout de suite la tête vers la caméra, le visage bloqué dans une expression de gamin pris en
faute.

Je réussis tout de même à faire de beaux plans. Mais se lancer dans le projet d’un documentaire en
solitaire n’est pas aussi évident que je croyais. Forcément, personne n’est là pour me rapporter la
caméra. C’est logique mais concrètement, cela donne lieu à des situations particulièrement absurdes
où il faut revenir en arrière pour reprendre l’appareil - souvent en courant. Puis, revenir vers le vélo -
en courant aussi.

 

Satisfait de ce que j’ai filmé, je m’élance, cette fois pour de bon. Direction : petite guesthouse à 27
kilomètres d’ici. Je veux commencer facile, car les étapes suivantes seront bien plus longues…

Je sors rapidement de Luang Prabang (ma ville de départ) pour rejoindre les montagnes. Entre-temps,
je tente quelques bizarreries avec la gopro et mon téléphone dans les mains, pour avoir de nouveaux
plans de moi. Je demande également à une laotienne de jouer le trépied, ce qu’elle fait à grand renfort
de sourire qui font trembler l’image.

Dans la longue montée à la sortie de la ville, les paysages changent. Les demeures colorées
disparaissent et laissent place à la forêt, la jungle, grimpant sur les collines chapeautées de brume,
jouant la conquérante dans les villages de plus en plus rares où elle s’invite sur les toits, les poteaux,
les lignes électriques.

En bordure d’une école, tous les élèves qui me voient se ruent en direction des grillages en criant :
« Sabadiiiiiii » (bonjour en laotien. Bien insister sur le « i »)
Ou
« Elo, elo, elo » (de Hello)

Leurs visages s’illuminent de larges sourires, le bonheur pur. Je leur rend du mieux que possible leur
enthousiasme en répondant à leurs cris et à leurs gestes. Je suis sur un nuage, tellement heureux. Cette
expérience, qui sera réitérée à chaque passage à côté d’une école ou simplement d’enfants dans la rue
me rappelle toujours la chance que j’ai d’être ici !

Quelques virages, 10h30. J’arrive à la destination que je m’étais fixée. La guesthouse est vide.
Exceptés deux femmes triant des piments dans la cour supérieur, personne. Lorsque je me rends à la
réception, j’ai tout de suite une mauvaise impression. M’imaginer dormir ici, dans ce vaste hôtel en
bordure de route, y passer la journée - rien aux alentours - puis la nuit ne me tente pas du tout.

Sans trop réfléchir : « thank you, bye », j’enfourche mon vélo et me plonge dans l’effort. Kasi, la prochaine ville paraît relativement proche sur la carte. Elle devient mon prochain objectif, bien que c’était celui que je m’étais fixé pour le lendemain. Je le sais, je ne trouverai aucune autre guesthouse d’ici là. Mais j’ai la journée devant moi…

Les villages défilent, les kilomètres aussi. Je traverse de magnifiques plateaux où des fermiers, fidèles
aux cartes postales, arborent leur chapeau « chinois » - les fameux chapeaux pointus. Courbés en angle
droit dans leur travail, la plupart ne me voient pas passer. Certains cependant relèvent un instant la tête,
puis me fixent avec de grands yeux. Je viens d’une autre planète.

Je m’amuse à classifier les différentes réactions que je collecte à mon passage. En voici une liste :

Il y a la « sympathique », ou « bienveillante ». Celle-ci vient des adultes, majoritairement des femmes,
qui, après la surprise, me regardent doucement, comme le ferait une mère à son enfant. Ensuite, vient l’
«encourageante », donnée par des hommes relativement jeunes en moto qui me font des pouces en
l’air en souriant. Déjà mentionné, l’«exultation joyeuse » chez les enfants. Elle se manifeste par de
grands sourires, une profusion de gestes et de mouvements - ils courent après mon vélo en hurlant de
rire. Également répertorié, le « surpris passif » qui dérive en « rien à faire, je te regarde mais tu ne
déclenches que l’ennui chez moi ». Provient souvent des personnes âgées, assises sur leur terrasse de
bambous ou de planches en bois. Certains fument une cigarette.

Puis, la plus surprenante, le « doigt d’honneur ». Lui-même. À plusieurs reprises, parmi les enfants
que je croise, certains me tirent leur plus beau majeur. Choqué, je le prends très personnellement. Ma
joie se teinte de tristesse. Puis, avec le temps, et surtout en voyant la gentillesse sur le visage de ceux
qui me les envoient, je formule ma petite théorie. À mon avis, ils ne connaissent ce signe qu’à travers
les rares films ou extraits de culture occidentale et américaine qu’ils ont l’occasion de voir. Pour eux, il
n’a aucune signification si ce n’est l’aspect interdit ou quelque peu amusant du geste : ce serait pour ça
qu’ils le font, pour dire bonjour aux étrangers. Mon idée est renforcée lors d’une discussion avec un
français - encore ! - qui me raconte aussi ses expériences en la matière. Au Vietnam, tous les enfants
lui faisaient des doigts en guise de bienvenue.

Je suis interrompu dans mes réflexions lorsque reviennent les dénivelés. Grosse montée en perspective.
Le français de Vientiane - celui du magasin de vélo - m’avait averti : « 25 km de col ! »
La pente m’échauffe les jambes jusqu’aux crampes. Je ne m’arrête pas. Je continue en voyant le
sommet qui se devine à la prochaine courbe, chimère à chaque regard renouvelée. Dans les illusions
d’Escher-Penrose.
Je ne suis pas habitué à cet effort, mon souffle, mon coeur, les cuisses, j’ai les sensations d’une vieille
locomotive rouillée se mettant lentement en marche après des années d’immobilisme. Surtout que mes
genoux couinent anormalement.

Je suis maintenant obligé de mettre pied à terre toutes les dix minutes. De toute manière, je n’avance
pas plus vite en pédalant. Les pentes à plus de dix pour-cent me cassent le moral. Maintenant, rien
d’autre que le travail du corps, la transpiration brûlant les yeux et les camions chinois qui soulèvent
des nuages de poussière. Ils stagnent longtemps, comme du brouillard, sur la route rougeoyante.
Je désespère. J’avais compté sur les échoppes que l’on trouve partout, même dans les plus petits
villages, pour refaire mes réserves d’eau et de nourriture - d’ailleurs je n’ai toujours pas mangé - , mais
je ne croise plus aucune habitation.

Vers treize heures, j’aperçois une petite cabane. Quatre hommes sont assis à l’ombre d’une tente en
toile blanche. Un policier, un autre en uniforme que je n’arrive pas à identifier et deux civils.
Lorsqu’ils me voient passer, ils me font signe de venir dans leur direction.

Je me prépare à tout. Vont-ils me demander de l’argent ? J’avais lu que la police était corrompue…
Lorsque j’arrive à leur niveau, ils me montrent l’une des chaises en plastique qui abondent autour de
leur table. Je m’assois. Aussitôt, un homme m’apporte des bouteilles d’eau, des bananes, des
mandarines puis des canettes de boissons énergisantes. Je les remercie en rigolant de leur zèle. L’un
d’eux parle un anglais approximatif. Nous échangeons quelques mots. Il pose ses questions, je les
répète à haute voix pour être sûr de leur signification puis lui répond. Il traduit aux autres qui
expriment leurs réactions dans toute sorte de cris, de rires, d’exclamations.
« Oooooooh » font-ils quand le traducteur leur dit mon âge.

En mangeant mes bananes, je leur pose à mon tour quelques questions qui restent pour la plupart sans
réponse.

C’est plus par observations que je comprend leur vie.

La pile de canettes qui traîne dans l’herbe, le silence qui règne sur la table, les mégots écrasés, leur
manière de souffler la fumée, le regard.

Parfois, on sent l’inertie dans l’air, cette impression d’intemporalité. On sent que l’on pourrait passer
demain, après-demain ou dans un mois, ils resteraient les mêmes, assis aux mêmes places, à fumer et à
boire les mêmes cigarettes et boissons, en regardant les mêmes camions soulever la même poussière.
Mon courage retrouvé, je m’attaque à la suite de la montée qui ne laisse aucun répit. Le temps passe,
même en voyant les roues tourner, j’ai la sensation de faire du surplace. Pire, de reculer. Je ne profite
même plus du paysage, pourtant magnifique.

Des litres de sueur plus tard, je croise l’une de ces bornes kilométriques sur le bas-côté de la route. Il
est quatorze heures trente. Je lis en premier « KASI », en majuscule. C’est le nom de la ville que je
m’étais fixé comme objectif pour le deuxième jour, puis pour aujourd'hui.
« Je me rapproche ! », je me dis avec soulagement. J’allonge le cou pour décrypter la distance qu’il me
reste à parcourir. La sentence est lourde : 66 km. Soit ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, depuis ce matin. Je sors mon téléphone, vais sur mon application de vélo et m’aperçois que j’avais mal estimé
les distances. De plus, le plus gros col n’est pas encore passé. Pourtant je n’ai fait que de la montée !

Au-dessus des pics karstiques, ces formations rocheuses en flèches rocheuses (typiques du nord du
Laos), le soleil commence gentiment à décliner. Je le sais, le soir tombera dans environ deux ou trois
heures. C’est à dire que je vais devoir rouler 66km de nuit, avec un col à 1920m ? Effectivement.

Je commence franchement à m’en vouloir. Comment ai-je pu être aussi inconscient ? Lorsque je suis
parti de la guesthouse de ce matin, c’est le fait d’avoir toute la journée devant moi qui m’a induit en
erreur. Comme si j’avais une infinité de temps devant moi. Je n’ai pas pensé plus loin que la seule
«mauvaise impression » que j’ai eue de l’hôtel. Sans réfléchir, sans aucune considération pour mes
planifications de la veille. Car oui, j’étais conscient des distances, du temps que ça allait me prendre.
C’est bien pour cela que j’avais séparé mon itinéraire en deux journées…

Je me remets sur mon vélo en tentant de pédaler plus vite. Me vient une idée : je peux demander à un
véhicule de me prendre avec lui, au moins jusqu’à la fin du col. Tout en roulant, j’écoute, attentif au
moindre bruit de moteur. Mais, rien ne vient. Seulement dans l'autre direction, comme pour rire de
mon infortune, c’est soudain des flots de camionnettes qui dévalent les pentes que je prends dans le
sens inverse.

Au bout d’une heure, tandis que je pousse douloureusement mon vélo les pieds à terre, un petit
véhicule débarque. Je l’arrête en remuant les bras. Une famille dans la cabine conducteur, une
remorque à l’arrière, couverte de pastèques. Je tente de leur expliquer : la femme comprend très vite.
Elle me demande 100’000 kip (~5 euros) J’accepte sans hésiter.

Couché sur des pastèques, le dos affalé sur l’une de mes sacoches, ma déception est grande. Je m’en veux d’avoir « triché » dès le premier jour. Puis, avec le temps, tandis que la camionnette attaque le gros du col, ma contrariété se mue en effarement. Je contemple avec abandon le chemin qu’il me restait à accomplir. Un effort surhumain. Jamais je n’aurais pu.

J’accepte avec humilité ma défaite, qui n’en est plus vraiment une. Je suis satisfait de ce que j’ai déjà
réalisé, je sais que j’ai déjà donné le meilleur et que ce col n’était qu’absurdité et folie. La camionnette
met trois heures à le dépasser en crapahutant jusqu’aux 1920 mètres où la température baisse
sournoisement. Je m’enveloppe dans un pull, utilise mon linge comme couverture et dépose ma tête
contre un coussin de fortune. Je regarde le soleil disparaître, ces vues époustouflantes, ces vallées
ouvertes vers l’infini… Je suis calme. Plus aucune trace de déception en moi. Je suis simplement
reconnaissant d’avoir trouvé ce camion et finalement, ce moyen de transport est parfait pour avoir une
vue panoramique sur le monde.

Je crois que je m’endors même un moment, balloté par les secousses et les vibrations du moteur…
Nous arrivons à Kasi dans les dernières lumières. Je remercie la famille qui m'a pris mais la femme
m’inonde d’un langage complètement mystérieux pour moi. Elle me pointe un billet de 20’000, puis
fait signe de s’en aller pour faire un geste que j’interprète comme celui de « manger quelque chose ».

Veut-elle que je vienne manger chez eux ? Ou veut-elle simplement un billet ? Je suis fatigué, google
Translate ne fonctionne pas, je leur dis une dernière fois merci et je m’en vais. Tandis que la femme
revient à la charge, j’aperçois un cycliste dont le vélo est chargé de quatre sacoches qui arrive au bout
de la rue principale. Un autre voyageur ! Je m’avance vers lui, les bras tendus, comme on accueille un
vieil ami. Il a l’air un peu surpris, je comprend, je n’ai absolument pas réfléchi. Je lui montre mon
vélo, on discute en anglais. J’apprends qu’il arrive de Vientiane (la capitale) et qu’il veut atteindre
Luang Prabang, là d’où je suis parti ce matin !

Il me propose de partager une chambre ce soir. Économies faciles. Nous laissons la femme qui tentait
toujours de me faire comprendre son charabia pour se mettre en quête d’une auberge.
La ville est bien plus petite que ce que je m’étais imaginé. Quelques bars, ces restaurants anonymes
que l’on trouve partout où se courent après quelques tables. Nous finissons finalement par trouver un
endroit où dormir. Une terrible chambre nous est ouverte par la gérante : toilettes sales, couloir obscur,
poussière noire, draps collants. Mais, pas cher. On prend, de toute manière il n’y a pas d’autres
options.

Nous finissons la soirée autour d’une bière, sur la terrasse miteuse de l’hôtel.

Il est danseur, vient de Pologne. Il a 41 ans. Il a tout quitté pour traverser l’Asie à vélo : Vietnam,
Cambodge, Kazakhstan, Thaïlande. Il me raconte comment il a l’habitude de dormir dans les temples,
de cuisiner son riz et ses bananes. Il me raconte son travail dans une usine LEGO, il me raconte la vie
de son petit village. Et la petite ampoule en néon blanc grésille au plafond, jusqu’à tard dans la nuit.
Il y a parfois des journées qui sortent tellement de l’ordinaire que l’on ne sait pas comment les classer
dans notre mémoire. Elles sont de petits îlots disparates dans un océan vague, perdues dans une
immense mer où se brassent les moments si vite oubliés.

Je crois que ce jour ne disparaîtra pas de sitôt sous l’écume.

Laissez un commentaire

Le commentaire sera soumis à la validation d’un modérateur. S’il est conforme à la charte il sera publié sur le site. Votre adresse de messagerie ne sera pas rendue publique.
Merci, votre message a bien été envoyé.
Une erreur est apparue, merci de contacter l'administrateur du site.