Fin et remerciements
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
par Simon Bérard · 13.12.2022
Je décide de prendre un jour d’arrêt à Vang Vieng avant de continuer à rouler.
Il y a des journées comme ça. Pas envie, rien. Les jambes sont flasques, la nuque tire, et tout le corps
ne semble que source d’irritation. Je traîne toute la matinée sur la terrasse de mon bungalow. Même si
je sens que je n’ai absolument pas le courage ni la volonté de sortir, le remord me traîne dehors,
jusqu’à la ville où on me conseille de faire un tour dans les montagnes. Je choisis un viewpoint paumé
puis me force à m’y rendre. Les quads et les scooters me dépassent en rugissant.
Un étroit chemin de terre quitte la route principale pour s’enfoncer dans la forêt dense et silencieuse.
Je fronce les sourcils mais je m’y plonge.
Tout devient soudainement très calme. La végétation étouffe tout. Plus aucun son de la circulation. Les
minutes coulent, avec le chant des criquets, les longs rideaux de soleil, les cailloux qui crissent sous
mes pas. Je ne saurais dire combien de temps je marche, mais bien plus que ce que l’on m’avait
indiqué. Arrivé à un certain point, j’hésite à rebrousser chemin mais quelque chose se dessine derrière
les troncs, à quelques centaines de mètre de moi. Je continue.
Et d’un coup la vue se dégage : en face de moi, une immense barre d’un orange vif. Une plaie béante
qui fracture la terre en deux horizons distincts. Une carrière, je me dis, en m’approchant. L’ouvrage a
été net et précis : le sol est coupé comme une vulgaire tranche de gâteau. Le festin d’un géant.
Je fais quelques pas et je découvre un immense plateau, lui aussi, complètement plat et de la même
intensité. Le sol est jonché de déchets, il y en a partout. Des emballages plastiques où l'on devine des
caractères chinois, un matelas avec des motifs de fleurs, des bouteilles en plastiques blanches, des
emballages aux teints délavés, de la nourriture sur laquelle tournoient des essaims de mouches. Au
milieu, un panneau solitaire affiche tristement ses lettres effacées.
Je me balade dans ce désert confiné, enfoui, dissimulé au milieu de la jungle. Le soleil brûle son
territoire aride et désolé. Les sacs en plastique, tristes sujets inanimés, acceptent leur supplice en
brillant de mille éclats.
Un souffle agite les herbes qui couronnent les murailles autour de moi, les prairies ondoient sans aucun
bruit. Par vagues.
J'ai l'étrange sensation de transgresser une loi invisible. Comme si je n'avais pas le droit d'être là, qu'on
pouvait me surprendre à tout moment.
Et ce silence qui commence à peser, à alourdir l'atmosphère d'un air acide, à la limite de la suffocation.
Plus je me promène, plus ce qui m'entoure semble étrange. L'endroit paraît fabriqué, simulé, tout en
dégageant cette sensation d'interdit. J'ai l'impression d'être un spectateur qui pénètre sans en y être
autorisé dans l'arrière-scène d'un théâtre, traversant les décors, découvrant les comédiens se dévêtir de
leur costume.
Même si un sournois malaise s'insinue lentement en moi, la beauté, l'étrange atmosphère du lieu me
fascine. Je ne peux partir, comme si je devais encore découvrir un mystère.
Cela fait un moment déjà que j'ai sorti mon appareil photo. Sans réfléchir, je mitraille tout ce que je
vois. Je sais que les images ne traduiront pas le silence, cette vibration, cette profondeur qui émane du
lieu. Cependant, je ne peux m'empêcher de tout capturer, pour tenter au moins de fixer un ersatz de
l'atmosphère.
Et soudain, au loin, à travers la lorgnette, je discerne dans un éclair de lumière une moto. Personne
auprès de celle-ci mais elle semble tout à fait opérationnelle. Elle n'a pas sa place ici.
Je reste un moment bloqué sur place avec la main en visière.
Au bout de quelques minutes ? Un homme torse nu, tenant une machette dans sa main, sort de la
végétation et se poste à côté de la moto. Il tourne la tête, m'aperçoit. Nous nous regardons. Examinons
serait plus exact. Le temps est figé, aucun de nous deux ne fait un geste, pas même un signe de
salutation. On dirait deux voleurs se retrouvant nez à nez dans le coffre d'une banque.
Puis, il monte sur son véhicule, démarre le moteur et s'éloigne lentement vers un chemin que je n'avais
pas vu auparavant, à l'opposé de ma position.
Je n'ai eu peur à aucun instant. La scène était simplement fantastique, complètement suspendue et si
absurde.
Après cette rencontre, je reviens sur mes pas pour retrouver la route et le bourdonnement de la
chaussée.
En regardant sur une carte, je constate que je m'étais effectivement trompé de chemin ! Celui que j'ai
pris n'est même pas indiqué. Une grande forme verte recouvre toute la zone. Uniquement de la forêt làbas,
vous ne trouverez rien.
Bien que totalement irréel, le souvenir de cette expérience me travaille encore toute la journée. Jamais
je n'aurais dû me trouver ici si j'avais suivi le bon chemin, mais mon erreur a permis la naissance d'une
chose que je ne saurais nommer. Ces moments qui sortent de l'ordinaire, que l'on ne vit pas deux fois.
Que l'on ne peut même pas chercher à atteindre car ils s'offrent à nous uniquement lorsqu'on s'y attend
le moins. La spontanéité ou le hasard comme seule origine, comme des portails qui s'ouvrent
soudainement en même temps, laissant l'occasion de guigner sur un paysage d'habitude inaccessible.
Je crois que dans certains cas, le vélo offre les mêmes sensations. Ce sentiment de passer sous la carte,
sur les chemins noirs. D'ouvrir des portails entre des mondes radicalement différents.
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
Six heures. Je n'ai pas dormi de la nuit. Pas l'envie. Je sors doucement de ma chambre.
10 janvier 2023. Je m'apprête à me lancer dans mes derniers jours de voyage. Mon objectif : Kep, un petit village balnéaire où je finirai mon itinéraire.