Fin et remerciements
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
par Simon Bérard · 17.12.2022
Je me lève avec le poids de la solitude sur le torse. Pas le courage. Je lis un peu mais les lignes me
fatiguent, me repoussent, je rejette le livre avec une sensation de dégoût. Dehors, le son d'une
discussion, un couple qui prend le petit-déjeuner. Une pâle lumière tombe sur les murs décrépis
lorsque je me lève enfin pour me brosser mollement les dents. Une fois la tâche effectuée, je m'étale à
nouveau sur mon lit, les yeux vers le plafond et sa lumière à néon grésillante.
Comme à Vang Vieng, je me rends compte que mes journées sans vélo sont vides. Je ne sais plus quoi
faire lorsque je ne pédale pas. L'effort donne un but : un jour pour arriver à tel endroit, à telle distance.
L'effort ne laisse pas la place aux pensées négatives, il les enveloppe d'une pellicule de transpiration.
Impossible de se sentir seul en attaquant un col, impossible d'être distrait aux côtés des camions qui
me frôlent parfois de très près.
Mais soudain, je dois penser : qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ? Je suis libre de choisir. Visites de temples, du marché, balade dans les rues tranquilles ou calme pause - café ? Je commence à saisir les propos des voyageurs solitaires que j'ai rencontré. Ils me parlent quasiment tous de cette incroyable mais fatale liberté.
Un belge rencontré à Vang Vieng m'avait dit que c'est le fait d'être complètement libre, au sens
responsable de ses choix, qui lui était difficile. Personne pour décider à sa place. S'il veut passer la
journée au lit ou découvrir le marché, tout dépend de lui. On fait les choses pour soi et uniquement
pour nous-même, pas pour les autres. Car les autres n'en sauront rien, et à vrai dire, ils en auraient pas
grand chose à faire. Le belge m'a dit que cela faisait six mois qu'il tentait de gérer cette sensation du
mieux qu'il le pouvait. Il m'a dit qu'à force d'être habitué à la présence des gens autour de nous, on finit
par ne plus vraiment savoir ce que l'on veut, ce que c'est réellement de profiter d'une expérience.
Une fois sorti, je réfléchis en sirotant mon café trop sucré. Il faut que je mange et m'hydrate plus
intelligement ces prochains jours, je me dis. C'est normal que je me sente tout le temps fatigué si je ne
mange pas le matin et uniquement une maigre soupe à midi. Et, naturellement, une idée me vient.
Absurde, voire stupide.
Je dois manger un fruit.
Le but de la journée. Un ananas, pourquoi pas. Oui, j'ai envie d'un ananas.
Je me lève avec une énergie nouvelle. Je me sens ridicule mais j'en souris. C'est également l'occasion
de faire un tour de la ville. À ce moment, je ne sais pas encore dans quelle aventure je me suis
embarqué.
Je commence par partir au hasard dans les rues de Vientiane. Il y tellement de petits magasins partout !
Sur le chemin, en étant en pleine remise en question, je constate que j'ai également une consommation
bien trop chronophage de mon téléphone. La lecture ne me fait pas envie, mon écran est là pour y
remédier. Finalement je comprend pourquoi : le livre que je parcours actuellement est un texte
magnifique que j'ai adoré à la première lecture mais qui est terriblement philosophique. Le loup des
steppes raconte les tribulations intérieures d'un homme torturé qui fait face à son implacable solitude.
J'en suis au passage où il n'entrevoit plus qu'une solution : le suicide. Dans mes lointains souvenirs, il
me semble que le personnage retrouve lentement du sens à son existence, notamment dans
l'apprentissage des plaisirs, et qu'il remonte la pente. Un beau livre initiatique. Cependant,
ce n'était peut-être pas le choix de lecture le plus judicieux. Je décide donc, en plus de trouver un fruit,
qu'il faut que je déniche un livre joyeux que je pourrai lire pour la suite du voyage.
Je m'arrête devant une première librairie, mettant de côté pour l'instant l'ananas. Pas de livres en
français ni en anglais. J'en repère une autre sur ma carte, à 2km de ma position. Je m'y rends. Sur
place, un quartier résidentiel où rien n'indique qu'il aurait pu exister ici un bookshop. Mes traits se
crispent. Une autre ? Fermée. Une autre ? Ce n'est qu'une papeterie bien que leur site indique
"librairie". Enfin, j'en trouve une avec en rayon la série complète des Harry Potter. Je n'hésite pas. Les
livres sont en anglais : cela me donne la dose de bonne conscience suffisante pour acheter un gros
tome qui m'occupera paisiblement pour les prochaines semaines - "ça me fera progresser".
Après cela, avec mon gros volume sous le bras, je reprend mon objectif initial. Je dois passer une
bonne heure à errer dans tous les supermarchés du coin : aucun n'a le moindre fruit, si ce n'est des
pommes, des raisins, ou de vieilles mandarines dans des emballages plastique à l'allure plus que
douteuse. Les vendeurs me répondent no no no no en haussant les épaules lorsque je leur demande où
je pourrais trouver un ananas.
Je finis finalement dans le plus gros centre commercial de la capitale, un immense complexe à moitié
vide dans lesquels se battent tristement les logos de grandes marques internationales. Elles y sont
toutes. Cosmétique, vêtements de luxe, fast-food... Réunies dans une atmosphère glaciale, autant à
cause de l'air conditionné que de l'ennui mortelle des employés avachis aux caisses désertes.
Deux français me conseillent le quatrième étage où on pourrait trouver un foodspace. Je me dis que
dans toute cette démesure, il devrait bien y avoir un minuscule ananas. Arrivé sur place, c'est la
désillusion : on ne trouve des fruits que dans un stand à-part, si petit et si inutile qu'aucun employé n'y
a été assigné.
J'ose passer derrière le comptoir pour guigner dans les frigos. Quelques pelures, des restes de
nourriture, six mandarines brunes reposant sur un linceul blanc moisi.
J'aperçois tout de même une pastèque et un ananas au fond d'un bac. Je n'ose même pas les toucher.
On me conseille finalement d'aller voir plus loin dans un supermarché en bordure de ville. J'y fonce.
Finalement, je n'y trouve pas d'ananas mais bien une pastèque qui n'a pas l'air trop mauvaise.
Je rentre à l'hôtel vers 15 heures, avec mon Harry Potter sous une épaule et ma pastèque sous l'autre.
C'est ce mélange de ridicule, de fatigue et de bonheur pathétique que je ressens. Cette impression
d'avoir été complètement borné et stupide mais de l'assumer jusqu'au bout, pire, d'en être fier.
Je déguste mes premières pages, les doigts collants de jus sucré. Heureusement, la pastèque est pas
mal. De toute manière, je n'aurais pas osé écrire le contraire.
En fin d'après-midi, je sors avec un zurichois que j'avais rencontré à Luang Prabang. On passe la
soirée au marché puis on se dirige vers les marches qui donnent sur la fête foraine, le Mékong et, plus
loin, la Thaïlande. On sait qu'on ne se reverra plus car nos itinéraires sont complètement opposés. C'est
peut-être pour cette raison que la discussion devient très vite personnelle. Aucune gêne à exprimer ce
qui mettrait des mois, des années à sortir dans une relation habituelle. Il me parle de ses rencontres
avec d'autres hommes, de sa rentrée au pays, ou pas, de ses dernières expériences de voyage. On parle
de la neige, de Noël et du ski comme de la crise climatique, de la solitude ou des régimes politiques
locaux.
Lorsqu'il est temps de rentrer, on se dit maladroitement au revoir, on se dit peut-être un jour à Zurich ?
et même si on sait tous les deux que nous nous reverrons plus jamais, nous faisons semblant parce que
c'est ce qu'il faut dire pour combler ces malaises que créent les adieux.
En marchant vers mon hôtel, j'ai une pensée émue pour cet inconnu. Je me rends compte que je ne sais
même pas pas son prénom.
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
Six heures. Je n'ai pas dormi de la nuit. Pas l'envie. Je sors doucement de ma chambre.
10 janvier 2023. Je m'apprête à me lancer dans mes derniers jours de voyage. Mon objectif : Kep, un petit village balnéaire où je finirai mon itinéraire.