Comme un rêve (Ankgor Wat)

par Simon Bérard · 06.01.2023

Ce matin, je sais qu’il est temps de me confronter à Ankgor Wat, le célèbre complexe de temples qui
vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on évoque l’Asie mystérieuse et fantastique. Ces derniers jours,
je n’ai fait que de remettre ma visite au lendemain. Sans trop savoir pourquoi. Quelque chose
m’empêchait de m’y rendre, comme si je voulais préserver une image.

Avant de partir, en préparant mon dossier que je m’apprêtais à envoyer à la banque pour obtenir son
financement, j’étais tombé par hasard et pour la première fois sur ces temples. Un blog de voyageur le
mentionnait brièvement avec quelques photos de mauvaise qualité. J’avais ensuite passé mon
dimanche entier à me documenter sur cet endroit mystique.

Ce jour-là, peut-être ne pleuvait-il pas mais c’était l’un de ces dimanches où l’on reste chez soi. Où
tout s’arête et reprendra demain.

Devant mon ordinateur, je m’étais pris à rêvasser à ce voyage qui, à ce moment précis, tournait plus
autour du rêve que du concret. Je montais doucement mon projet en y regroupant tout ce que j’espérais
devenir un jour, demain ou dans dix ans.

Ce Simon, un aventurier... Je me rêvais moi, ou un autre moi, oui, un autre moi, errer dans ces couloirs
sombres, dans ces pierres séculaires rongés par la végétation et le temps. Cet autre moi, cet alter-ego
des mauvais jours, cette silhouette de promesses. Cet autre moi que j’imaginais comme on rêve d’un
personnage de film ou d’un héros de roman. Bref, une illusion.

C’est à mon avis pour ces raisons que j’ai retardé le jour de visite. Y aller enfin, c’est prendre le risque
de faire éclater une bulle ; tout cet imaginaire construit depuis des mois. C’est la peur d’être déçu, la
peur de faire face à ce genre d'images que l’on préfère parfois couver pour l’éternité dans son esprit.

Ce matin alors, je quitte ma chambre avec une certaine excitation teintée d’appréhension. Je sors du
centre-ville puis me retrouve sur la grande voie menant droit aux temples. Grâce à mon vélo, je me
faufile rapidement hors des noeuds de traffic.

Un contretemps et quarante minutes plus tard - le centre des tickets n’est pas dans l’enceinte du site - ,
je suis enfin dans cette jungle qui fait office de muraille naturelle aux temples. .

Une petite gargote ; loin de la « zone restaurant ». Je m’y arête avant de rejoindre l’entrée, l'affaire de
se remplir l'estomac. Une femme s’approche et me dit aussitôt qu’ils ne servent pas de nourriture
occidentale. Je ne comprend pas sa remarque. Elle m’indique la direction de restaurants plus officiels.
- Rice ? Just rice ? Je demande.

Elle acquiesce et m’invite à prendre place. Autour de moi, aucun touriste. Les seuls clients sont
cambodgiens, des conducteurs de tuk-tuk ou des guides, vu les photos plastifiées posées sur la table.

Sa remarque me reste en tête. Pourquoi aurais-je forcément voulu manger « occidental » ?

Finalement, elle m’apporte trois bols. Des nouilles de riz, des légumes, quelques sauces. Je goûte
séparément en me débrouillant comme je peux avec mes baguettes. Une cambodgienne rit en voyant
ma bouchée retomber trois fois sur mon assiette. Elle se lève pour m'aider.

Premièrement, mélanger le tout. Avec une agilité déconcertante, elle incorpore délicatement les
nouilles aux légumes puis rajoute les sauces tout en discutant avec son amie restée à l’écart. Elle
attrape une petite bouteille au contenant rouge feu ; « spicy ? Very spicy ? Yes ? » . Je refuse poliment,
fort de mes mauvaises expériences en matière de piquant.

Deuxièmement, se servir de thé. Une théière est à libre disposition sur le côté. Elle remplit mon verre.

Puis, déguster avec le geste correct. À nouveau, elle éclate de rire en voyant ma maladresse. Au moins,
il est vrai, le plat a maintenant bien plus de saveurs. Je la remercie.

L’entrée du temple principal se fait sur une grande plateforme blanche qui traverse un lac. Au loin,
derrière les premiers murs, on aperçoit les célèbres trois tours que les photographes capturent au lever
du jour, quand elles sont ombres chinoises et que le soleil est encore une boule rougeâtre. Vite !

Comme si le temple pouvait disparaître à tout instant, je m'empresse de sortir mon appareil pour
marquer - enfin ! - mon arrivée.

 

Des gardes observent mollement la foule colorée et ses allés-venus. Ils discutent ou se reposent à l'abri
de parasols multicolores.

Tandis que j'installe frénétiquement mon trépied pour saisir mes premières images, un gardien se lève
et m'annonce que je ne peux utiliser mon micro. Si je n'ai pas d'autorisation, le son est interdit.
Étrange. Je tente de lui dire, de lui expliquer. Tout de même... Je fais un petit documentaire, juste pour
moi... le son ! C'est capital le son ! Juste pour l'ambiance, you see, record the ... sounds, the
atmosphere - je bouge mes mains autour de ma tête pour mimer ce que je veux lui transmettre - . Mais
non, il reste impassible.

Donc, il est autorisé de filmer tout ce que l'on veut mais simplement, l'utilisation d'un micro n'est pas
possible ? Mais c'est absurde ?

Son supérieur arrive et me dit simplement "that's the rule". C'est assez clair. J'attache solidement mon
vélo mais prends mon micro dans mon sac, ne sait-on jamais.

Malgré la foule, l'atmosphère reste calme. Les gens se promènent doucement, presque en flottant.

Beaucoup de sourires, surtout parmi les cambodgiens pour la plupart habillés en vêtements
traditionnels. Des familles, des enfants jouent sur les pelouses aux abords de la première enceinte, des
jeunes filles tiennent délicatement leur ombrelle aux couleurs claires. Des couples sont assis devant le
lac.

Déjà, simplement en m'éloignant du chemin, personne. J'envisage doucement l'étendue du site en
constatant la largeur du premier temple. De grandes allées mènent partout, se perdent dans la forêt où
l'on devine les contours d'autres ruines. Et je ne suis même pas encore entré !

Lentement, je me calme. J'ai le temps. Je dévisse mon oeil du viseur de mon appareil et me rapproche
des murs.

C'est une architecture qui n'est pas habituelle pour un oeil étranger. Beaucoup d'ornementations, de
détails cachés. Des caractères, des sculptures, des représentations de femmes.

Et cette pierre noire, profondément noire.

Je m'engouffre dans l'un des portails. Il fait doux, soudain. Très sombre, les murs absorbent toute la
lumière. À peine entré, j'aperçois deux fillettes au fond d'un couloir. L'une tient un petit parapluie.

Elles sont habillées en blanc. Dans la précipitation, je ne règle pas correctement mes molettes mais
c'est tout mon imaginaire fantastique qui surgit. La scène me rappelle un vieux livre, ou un film...

Deux silhouettes en blanc et un temple, peut-être en Inde, je ne sais plus. Je suis ravi.

Au détour d'un nouveau couloir, j'entrevois une famille priant silencieusement. Une immense idole
drapée d'un tissu or les surplombe en souriant. La scène m'impressionne beaucoup. Je fais un pas en
arrière. Mais d'autres cambodgiens arrivent, puis se mettent à genoux. Certains restent en retrait pour
filmer. Je fais ma photo, une seule.

J'avais oublié que ces temples sont toujours considérés comme sacrés pour une grande partie de la
population locale. Ce n'est pas une simple attraction touristique. Ce simple rappel confère une aura
différente à la visite.

Un couloir plus éclairé que les autres. Le soleil s'engouffre et laisse un carré de lumière sur le sol. Je
tourne la tête. Ah oui. Quand même.

Une large allée mène en ligne droite vers l'édifice principal surmonté des ses tours, comme des pointes,
dont on entrevoit maintenant les différents niveaux. Autour, un parc, de l'herbe s'agitant à la brise et
quelques grands palmiers solitaires. La foule fait ses va-et-vient par vagues, au gré des groupes et du
rythme des photographes attitrés.

C'est beau. Impossible de dire le contraire. Peut-être que les descriptions en hyperbole vue et revue sur
internet m'ont formaté l'esprit pour que je ne puisse écrire le contraire mais, vraiment, la première
vision attrape. Les sourcils se haussent, le corps se fige - tout est regard.

Pour procéder par étape et ne pas me perdre, je décide de commencer par le parc. Des chemins de terre
font les passerelles entre la forêt et l'artère centrale. Des points colorés défilent, s'arrêtent en lisière,
disparaissent puis reviennent, lentement. Promenade tranquille en famille ou en amoureux.

Après le premier choc, c'est la découverte des petits détails. Les instantanés, les éphémères. Ceux-là
sont moins flagrants, il faut les trouver. Ils se glissent sous le regard sans que l'on s'en aperçoive.

Comme le développement d'une ancienne photo, d'abord certaines formes puis la scène entière, encore
et à jamais un peu floue.

Un gardien assis à l'ombre d'un arbre, un couple de jeunes mariés suivi par une douzaine de personnes
bruyantes - peut-être les deux familles ? - , un groupe de touristes aux visages figés lorsque le
photographe pose le genou à terre.

Plus loin, je découvre un autre lac où les gens font halte pour se prendre en photo. Je comprend une
fois sur place la raison de ce petit attroupement ; c'est the spot parfait pour se capturer devant les
temples.

Deux silhouettes m'interpellent. Des cambodgiennes assez âgées, chacune avec son ombrelle. Je
m'approche, un peu hésitant puis je me lance. Je veux réitérer l'expérience que j'avais pue avoir en
photographiant des inconnus sur le bord de la route.

Au départ surprises, elles sont vite ravies d'avoir un photographe volontaire. Elles ne parlent pas un
mot d'anglais mais on se comprend en gesticulant. Très vite, un contact s'installe et je les fais rire
quand j'essaie de répéter ce qu'elles me font bégayer en Khmer.

Quand j'installe mon appareil, elles se disputent au sujet de la bonne position à adopter. L'une tire
l'autre lorsqu'elle refuse de se placer devant le lac. Celle avec la robe rose semble mécontente mais
accepte en ronchonnant de s'installer à côté de son amie. Mais comme pour rester digne et signifier
qu'elle ne se laisse pas diriger si facilement, elle tourne légèrement l'ombrelle de sa copine, pour une
meilleure esthétique. Elles se jettent un regard noir. Elles sont très drôles.

Je leur fais signe que j'ai fini et celle qui s'était faite bousculer se lève aussitôt pour choisir le prochain
emplacement. L'autre râle, me prend par l'épaule en engageant la discussion comme si je parlais khmer
depuis ma naissance. Je lui réponds avec de sérieux haussements de tête pour lui signifier que je
comprend absolument tout ce qu'elle me dit. Ça la fait rire.

Enfin, après quelques commérages, le deuxième endroit est déterminé.

Après un nombre incalculable de discussions et de photos, je constate sur mon écran, quelques minutes
après les avoir quittées dans une grande effusion de gestes et de paroles, que la moitié des shootings -
elles ont l'air de stars - sont flous : j'ai oublié de remettre le focus en automatique après l'avoir passé en
manuel pour l'une des poses demandées qui impliquait de prendre, de ce que j'avais pu comprendre,
une pierre comme premier plan - celle en robe jaune m'avait fait très peur en prenant mon appareil
pour le rapprocher terriblement vite du sol afin de me montrer l'angle désiré.

Je les observe partir en souriant. Mes pas me mènent à l'intérieur.

Autre ambiance, plus mystique, ou viscérale. L'architecture prend au ventre. Une impression de
découvrir une autre dimension, une cité venue d'ailleurs. On ne comprend pas ce que l'on voit, la
fonction de telle toiture, de telle marche, de cette escalier qui mène nulle part ou de ces sortes de
grillages (en pierre) aux fenêtres. Les couloirs s'entremêlent, un vrai dédale, mais laissant tout de
même une impression de profonde symétrie, une unité parfaite dans ce désordre apparent.

D'un côté, je ressens un sentiment de puissance infinie dans ces blocs durs, denses, compacts de pierre
noires, presque agressivement épaisses. De l'autre, un douce tristesse. Une beauté surannée, perdue.

Se dire que des hommes ont construit cela, que des rois, une coure, des servantes, des gardes, des
enfants d'une civilisation culturellement, artistiquement et militairement à l'apogée festoyaient,
vivaient, naissaient et mouraient entre ces murs donne le vertige. Cet endroit était leur réalité. Cela
semble si loin. Si dur à imaginer.

Sur les murs, toute sorte d'ornements et de représentations. L'une retient particulièrement mon
attention : trois femmes portant d'étranges coiffes, des bijoux en pics faisant plus de la longueur de leur
visage. N'y connaissant rien à l'art de cette région du monde, toute époque confondue, je ne peux que
me perdre en supposition. S'agit-il de danseuses ? De reines ou de princesses ? Quelle est la fonction
des objets qu'elles tiennent dans les mains ? Une plante ? Celle au centre à le visage à moitié effacé :
l'expression est glaçante, un peu dérangeante.

J'ai lu quelque part que le temple était une grande inspiration pour nombre de réalisateurs de sciencefiction
: je comprend tout à fait pourquoi.

Après être monté sur un promontoire à l'aide d'un escalier extrêmement raide - même sans avoir
habituellement le vertige, j'ai quand même préféré attendre d'être en haut pour me retourner - , je suis
arrivé dans une nouvelle zone du temple.

Je passe le reste de mon après-midi à errer dans ce temple immense. Toujours mon appareil photo en
main mais tentant de profiter, aussi, sans devoir sans arrêt dégainer. Je me force à le ranger de temps à
autre dans ma sacoche. Je fais d'autres rencontres, plus ou moins courtes. Surtout des français ; la
langue reste le meilleur point commun que je peux trouver avec des inconnus.

Et lentement le temps ralentit. Je ne sais pas où je vais mais dans ce labyrinthe, il n'y a pas de chemin
unique. Chaque croisement est une invitation avec au fond, la promesse d'une nouvelle découverte,
d'une nouvelle pensée. Souvent, je jette un simple coup d'oeil ; gauche, droite, le parc, un couloir, une
sculpture, des escaliers ; je flotte au gré de mes intuitions.

J'essaie de démêler mes impressions préconçues héritée de mes lectures orientalistes à mes réelles
sensations de découverte immédiate. Qu'est ce qui vient directement de moi et qu'est ce qui ne l'est pas
? J'essaie le plus possible de décharger des temples le poids de ce que je désire y trouver, j'essaie
comme je le peux d'oublier cet imaginaire fantastique et d'envisager une découverte plus personnelle,
plus directe.

Puis j'oublie, une sorte de brume tombe. Et à mesure de mes avancées, je suis de plus en plus seul. Le
temple se vide. Et soudain, je constate que je suis seul. Vraiment seul. Personne devant, derrière non
plus.

Juste une immense tour, un dédale d'escalier, des murs effondrés ou des danseuses figées. Je marche, le
bruit de mes pas résonne autrement. Puis à nouveau, un guide et son armée de chinois, une famille
française et ses enfants bagarreurs, le groupe de jeunes femmes espagnoles - ? - qui me dépasse en
souriant. Je ne suis plus seul.

Mais ils s'éloignent, disparaissent au coin d'un monticule de pierres puis plus aucun son. Comme s'ils
avaient été happés par le temple, mangés par je ne sais quelle force. À nouveau le silence dévore,
règne.

J'oscille entre le bonheur d'être là et cette curieuse impression du silence qui dévore, qui règne.

Je veux me poser sur les marches en hauteur. Je peux me poser sur les marches en hauteur. Depuis ma
vigie, j'observe un moment. Mais c'est long. Alors je sors mon carnet et je tente d'écrire un peu. Je
griffonne.

Plaine cerclée de murs,

Quelques vulgaires tas de ruines.

Des épis murmurent.

Les épis

Sur un mur, des yeux.

Une danseuse espiègle

me suit sans un bruit

La danseuse

Je me lève, las de raturer mes haïkus. la poésie n'a jamais été mon fort. J'arrive dans un autre temple,
plus petit. Un garde veille à l'intérieur, dans le noir. Une douce odeur flotte dans l'air mais la brise la
fait fuir dès que j'essaie d'en déterminer la provenance. Le toit de l'édifice s'est effondré. Le ciel est
apparent, on aperçoit la végétation puis le ciel de plus en plus sombre.

Sous les yeux attentifs du garde qui ne me quitte pas du regard - j'essaie d'oublier sa présence mais
chaque fois que je tourne la tête, je le vois me fixer - , je trouve un promontoire. Une terrasse donne
sur le lac artificiel. Sur le côté, une femme s'est assise sur les fondations du temple. Elle ne me
remarque pas. Et dans un coin, je découvre des bâtons d'encens plantés dans une sorte de pot à même
le sol - voilà l'odeur !

Sans trop savoir pourquoi, je suis soudain terriblement fatigué. Cette fatigue qui assomme, qui rend le
monde extérieur un peu flou, plus distant, moins réel.

Je suis au Cambodge, je me répète.

Je. Suis. Au. Cambodge.

Je me revois passer en boucle les articles concernant Ankgor, je me revois me documenter sur mon
itinéraire, sur les conditions de vie du pays, sur la campagne, sur les villes. Je me revois compter ces
kilomètres qui m'attendaient comme de grands moaïs, froids, distants, mystérieux. Et maintenant j'y
suis ?

C'est fou comme tout devient trop facilement normal. Je suis au Cambodge, normal. Tout est normal.

Non ! J'oublie que j'y suis, j'oublie. J'oublie que c'est beau, que je suis à des milliers de kilomètres de chez moi, que j'ai 18 ans, que mon voyage ne dure qu'un mois et des semaines, j'oublie. J'oublie que
j'ai déjà réalisé presque la moitié de mes distances, que j'ai traversé un pays entier en longueur en
commençant par les montagnes, en suivant le Mékong qui m'a conduit jusque-là. J'oublie que j'ai
rencontré cette française au nord, j'oublie Stephen au sud, j'oublie Paksé, Vientiane, tous les petits
villages sans nom. J'oublie l'effort, la sueur, la poussière.

Autour de moi, la brise semble souffler plus fort. Un appel, l'inertie me fait mal. Je dois bouger, je le
veux.

Je reviens aux abords du temple principal avec une énergie nouvelle. Aujourd'hui, le coucher de soleil
offrira de beaux sujets de photographie.

Et là, sur le côté, dans la lumière dorée, je prends l'une de mes captures préférées du voyage. Tout y
est, je trouve, pour décrire merveilleusement bien cet idéal de mystère et de beauté éteinte qui règne
dans l'endroit.

Un vieil homme qui marche seul, les temples en ruines, la lumière. Elle n'est pas forcément parfaite -
le ciel, cet arbre - mais je l'aime beaucoup. Vraiment.
Près du lac, une petite foule s'est rassemblée. C'est le fameux spot que tous les sites décrivent comme
l'angle parfait pour prendre les tours au soleil couchant. J'installe moi aussi mon petit trépied comme
les cinq autres touristes à côté de moi et on râle ensemble quand un groupe passe devant l'objectif.

Bon. Après quelques heures de gloire, je suis maintenant si fatigué. Je pourrais rentrer. Mais quelque
chose me pousse à rester. J'ai dû mal à imaginer que demain, je reprendrai mon vélo pour repartir cette
fois direction la capitale, Phnom Phen. Si je pars maintenant, je ne reverrai plus le temple et cette
journée dont je rêvais depuis longtemps sera définitivement terminée. Des pointes de culpabilités
m'obligent à rester. Et il y a toujours cette ambiance, cette douceur dans l'air.

Je suis un curieux appel qui me pousse à passer le portail d'entrée. La lumière strie le sol de bandes
chatoyantes. J'arrive dans un étroit couloir et je distingue une silhouette. Un homme, complètement
immobile. Je me rapproche. L'obscurité rend ma vision hasardeuse. Oui, il y a bien quelqu'un au fond
du couloir. J'attends qu'il parte pour prendre une photo : il y a de jolis jeux de soleil sur le sol. Mais la
silhouette ne bouge toujours pas. Elle reste complètement immobile.

J'attends quelques minutes et commence à m'impatienter. Que regarde regarde-t-il comme ça, fixement ?

Pourquoi est-il si impassible ? J'ai beau plisser les yeux pour déceler un mouvement mais il reste figé
comme une statue. Je tape du pied, je fais quelques tours sur moi-même. Toujours aucun bruit, aucun
geste. Je me concentre en plissant les yeux. Il est tout de même très stoïque. Je m'approche, curieux.

En quelques pas seulement, je comprend ma méprise. J'ai en face de moi un bouddha de pierre, qui
n'est pas prêt de bouger. Il me regarde avec un sourire, comme s'il était satisfait de ce qui venait
d'arriver. Un beau message, peut-être ?

Je sors de l'enceinte, retrouve mon vélo. L'effort est agréable. Les minutes passent et je garde en moi
ce curieux mélange de satisfaction teinté de ce désagréable sentiment d'être tout de même passé à côté
de quelque chose. Je sais que je n'ai visité que le temple principal alors que le site s'étend sur des
dizaines de kilomètres et regorge de centaines de minuscules temples encore à découvrir. C'est
dommage... je me répète, conscient tout de même qu'il fallait faire un choix dans mes visites. J'ai beau
penser que "c'est comme ça", je ne me convainc pas entièrement.

Et à vrai dire, j’écris ces lignes durant mon deuxième jour à Angkor Wat. Je n’ai pas révisé à m’y
perdre une deuxième fois. La suite attendra.

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