Cambodge - Welcome

par Simon Bérard · 26.12.2022

Une barque bleue quitte la berge sablonneuse. Elle fait quelques mètres puis se fait légèrement
emporter par les remous endormis du Mékong. Le moteur travaille, crachote un peu, je l’entends
depuis mon promontoire qui donne sur le fleuve et sur le va-et-vient des bateaux. Je met ma main en
visière. Le passager est invisible, noyé dans l’ombre du toit couvrant. Je devine seulement un pan de
chemise orange qui passe parfois sous le soleil et s’illumine : Johannes me fait un signe. Je le lui rends
en prenant garde de ne pas lâcher mon appareil photo.
Enfin, la barque accoste sur l’autre rive, là où, trois jours plus tôt, j’étais arrivé avec mon vélo.
Johannes enfile son sac à dos. Il me lance peut-être un dernier regard puis, déjà à moitié dévoré par la
végétation et la distance, il disparaît complètement.

Bon.

Je sens en moi un sentiment d’urgence, il faut se mettre en route. La journée va être longue :
aujourd’hui, je passe la frontière entre le Laos et le Cambodge puis je dois encore me rendre à la ville
la plus proche, à une soixantaine de kilomètres de la douane. Pourtant, je n’ai pas envie d’esquisser le
moindre geste. Ces trois derniers jours étaient simplement magiques. Une page complètement
différente de ce que j’avais vécu jusque-là. Et le fait de repartir, c’est aussi replonger dans l’inconnu,
avec tout son lot d’aventures et de mésaventures. Les crevaisons, les déviations, la poussière des
camions, mais aussi les rencontres, les enfants qui me courent après en riant, les villes perdues du fin
fond de l’arrière-pays. Ce subtil mélange qui donne lieu à toute la spontanéité du voyage en vélo où
tout, tout!, peut arriver.

Bon.

Je regarde à nouveau la berge qui me fait face, où Johannes a disparu depuis longtemps. Si je n’ai pas
envie de bouger, c’est aussi parce que je m’apprête à quitter les 4000 îles, cette région enchanteresse
du sud du Laos. Les paysages sont magnifiques et depuis que j’y suis arrivé, je n’ai que de
merveilleuses expériences. Je sais que les routes qui m’attendent ne sont plus ces petits chemins
terreux, assoupis de soleil et de fraîcheur. C’est sûrement le retour de la poussière, voire peut-être
même des camions chinois ?

Bon !

Dernier regard sur la berge d’en face, courage Johannes, je te souhaite tout le meilleur. C'est fou
comme il est possible de faire d'incroyables rencontres pour repartir presque aussitôt dans sa direction
solitaire. J’enfourche mon vélo.

C’est en traversant le village principal que mes sourcils se froncent : ma chaîne fait définitivement un
bruit étrange. Je m’arrête, observe sans vraiment savoir quoi repérer. Les locaux me regardent, assis
derrière un comptoir d’un magasin de produits importés, adossé à un mur avec un enfant dans les bras
ou simplement debout au milieu de la rue. Un homme vient jeter les mêmes regards intrigués sur mes
maillons, je lui demande si ça « looks okay for you ? ».

« Okay okay okay » répète-t-il.

Heureux d’avoir sous la main un spécialiste, je lui dis : « is this normal ? The sound of the… you
know the… comment on dit en anglais… la chaîne là » - je pointe la partie correspondante.
Avant même que j’aie cherché la traduction sur internet , il me dit :

« Okay okay okay ».

« Sure ? ».

« Okay okay okay ». Il me sourit. Je lui souris en retour mais je commence à douter de son expertise.
Je me remet en route sans avoir rien résolu mais peut-être que le déni offre des solutions inattendues.
Et effectivement, après deux ou trois kilomètres, ma chaîne finit par se taire. Je ne sais pas si c’est bon
signe mais je m’en satisfait.

Rapidement, après une traversée en bateau, la route change. Le paysage avec elle, ou l’inverse. Je
débarque sur des routes asphaltées sur lesquels mon vélo semble voler. Mais je le sens : plus rien de
touristique aux environs. De grandes forêts à perte de vue, des petits villages qui n’ont plus le charme
de ceux que j’ai pu traversé à mon arrivée dans les îles. Une sorte de vide ambiant flotte partout sur
mon itinéraire. Des ponts ultra-modernes où je tourne quelques plans dans le silence, de longs virages
bitumeux ou mes roues adhèrent à la perfection, et parfois quelques panneaux qui arborent fièrement
leurs caractères que personne ne lit.

Certes, ces étendues n’ont pas cette beauté explosive et apparente de carte postale que l’on peut
trouver à Don Khon, Don Det ou Don Som mais, avec le temps, on trouve à ces espaces un certain
charme. Inimitable. Plus répétitif, plus primaire, plus modeste. Rien d’exubérant, de très spécial mais
c’est justement par cet aspect « il n’y a rien à voir » que l’atmosphère se crée.

L’architecture y est également intéressante. On construit avec le seul soucis de l’utilitaire, du
fonctionnel. L’esthétique n’a pas sa place, ou il semblerait. Car finalement, même les gros blocs de
béton qui forment le pont, ce curieux trottoir qui borde la route pour une centaine de mètres seulement,
ou encore les stations électriques cerclées de barrières métalliques ont, mis bout à bout et en les
prenant dans leur ensemble, un curieux pouvoir sur l’esprit. Ambiance de fin ou de création du monde.

Après une mauvaise piste qui m’oblige à faire un long retour en arrière, j’arrive finalement devant le
poste-frontière. Sous un grand toit blanc imitant le style d’un temple, quelques policiers s’ennuient
ferme. Personne ! Tout est complètement mort. On me conduit vaguement vers un comptoir où on
feuillette langoureusement mon passeport pour finir par y déposer le précieux tampon. Deux dollars.

Je continue, vient ensuite le poste cambodgien, à peine plus vivant. Quelques familles, des moines et
des hommes en chemises blanches discutent. J’arrive : c’est Rolland-Garros, je suis transformé en
balle de tennis. Toutes les têtes me suivent lentement tandis que je les dépasse. Puis je les entend se
remettre à discuter. Chaleureux accueil !

Je m’arrête devant le plus grand bâtiment et des employées - au féminin, il n’y a quasiment que des
femmes ! - m’invitent, ou plutôt m’ordonnent de les suivre. Elles sont d’une froideur remarquable.

Aucun sourire, rien de compatissant dans la voix ni dans le regard. Simples requêtes : « passeport » me
dit-elle sans me regarder. Je le lui tend. « Form », sans lever les yeux. Je ne comprend pas, je n’entend
pas. « Form ! ». Elle attend, se lève d’un coup et avec un pas militaire, me montre une petite table au
coin de l’entrée sur laquelle gisent quelques feuilles de papier, remplies de cases vides et
d’informations à donner. Voici le fameux « form ». Cinq minutes après, je lui montre mon ridicule
bout de papier avec des éléments raturés - je me suis trompé de ligne.

« Finger » dit-elle ensuite. Bon, tu commences un peu a m’énerver. Je regarde autour de moi, agacé.
Puis je découvre la petite machine sur laquelle sont dessinés des exemples indicatifs. Je pose mon
pouce : clignotant vert, bruit strident. « Other one » dit l’employée. Et je m’exécute ainsi sur une série
de quatre positions.

Lorsqu’elle découvre le VISA que j’avais fait faire à Genève, elle dévoile son premier sourire. Elle
disparaît aussitôt avec une moue amusée. Je la suis jusqu’à l’extérieur où je la contemple passer mon
passeport de mains en mains tout en parlant d’un ton désagréable. De toute manière, je crois que tout
chez elle respire maintenant le désagréable.

Une fois revenue, elle attend d’avoir fait tout le tour du comptoir (auquel on accède par une porte
dérobée) pour me rendre mon passeport.

À la sortie, je profite pour faire quelques photos-trophée devant une sorte de stèle frappée :
CAMBODIA - WELCOME.

Donc, j’y suis. Le deuxième pays que je dois traverser. Je quitte définitivement le Laos ! Un pays sur
deux.

Je n’aime pas cette constatation. L’idée de me voir avancer dans ce voyage, me dire que j’en suis déjà
à plus de la moitié ne me plait pas. Cela fait si longtemps que j’en rêve, que je le prépare, et
maintenant tout passe si vite ! Bientôt ce ne sera plus qu’un souvenir… Le Laos est déjà un souvenir.

Mais ces pensées encouragent finalement à prendre le temps de profiter ! Sentir la fin approcher pousse
à déguster le plus possible les saveurs de journées qui, au début du voyage, me paraissaient ordinaires
ou sans réel intérêt.

Et il me reste également tout un pays à découvrir, ce qui fait beaucoup de surprises et surtout,
beaucoup de kilomètres. Prétendre que le voyage est déjà fini à ce point là est presque prétentieux.
Encore beaucoup de poussière et de routes interminables m’attendent. Ce qui, avec le recul, ne me
dérange plus autant. Au contraire.

La route qui s’enfonce dans le Cambodge est aussi vide que celle qui mène à la frontière. La route est
cependant moins bien entretenue et les voitures qui me dépassent soulèvent de grands nuages de terre
rouge. Avec Feu! Chatterton dans les oreilles, je réalise mes premiers efforts sous le soleil du pays qui
semble déjà plus rude qu’au Laos. En effet, il fait terriblement chaud.

Sur le bord de la route, je découvre aussi mes premières « terres brûlées ». À plusieurs reprises,
certains pans de paysage se noircissent : un incendie est survenu et à tout ravagé. Quelques troncs
solitaires sortent amèrement des cendres. Je me demande si c’est un phénomène désiré ? Peut-être pour
l’agriculture ? Je me dis que je tenterai d’en savoir plus à la prochaine occasion.

Dans la lumière déclinante, des troupeaux de buffles s’assemblent comme une troupe de cuirassés.

Leur peau donne l’impression d’un blindage épais qui résisterait à toutes les balles.

Je passe un magnifique pont sur lequel je prends l’une de mes photos préférées - un homme seul qui
marche - et j’atterris en plein chaos. Une vraie ville d’Asie ! Moi qui ai seulement connu la paisible
Vientiane et ses voisines toutes aussi calmes, c’est un choc. Le marché, les boutiques ambulantes, les
cris, les odeurs, les voix nasillardes et les Klaxons. Les vitrines multicolores, les scooters par millier,
les lignes électriques en toiles d’araignées. Les déchets plastique, la musique assourdissante et les
néons clignotants.

Malgré la foule, je ne croise absolument aucun touriste. Il est vrai que Steung Treng n’a rien
d’attrayant : même le guide du Routard conseille d’éviter d’y passer.

Après avoir trouvé une auberge, je me balade dans les rues en quête d’une carte SIM et d’une carte
mémoire. Il faudrait également que je retire de l’argent. Cependant, pour les deux premiers objectifs ,
impossible de trouver malgré la surabondance de magasin électronique. Le problème : ils ne parlent
pas anglais et j’ai l’impression de leur demander l’impossible, pourtant les publicités pour cartes SIM
sont affichées devant toutes les enseignes ! Je dois essuyer une dizaine de refus pour abandonner et
remettre à demain. Je tente tout de même d’entrer dans une banque en croisant les doigts pour que ma
carte fonctionne. Le ATM refuse de me donner des Riels (la monnaie locale). Je tente quand même de
retirer des dollars et le billet de cent sort péniblement du distributeur. Lorsque je demande à une
Cambodgienne qui attendait derrière moi s’il est normal d’avoir un trait bleu sur l’impression - oui,
c’est normal - , elle me tend aussitôt une grosse liasse de Riels. Ce n’est pas ce que je souhaitais mais
ça m’arrange ! Je fais le compte, puis la remercie comme je peux.

Je mange sur la terrasse de l’hôtel. J’ai pris un plat à emporter dans l’une de ces cuisines sur rue. La
quantité d’emballages est impressionnante : un pour chaque section du repas. Avec du riz, un curry,
une soupe et un shake, ça fait 5 ! Et c’est sans compter le petit boîtier pour le citron et le piment qu’ils
fournissent individuellement avec le curry et la soupe, puis la paille qui vient elle-aussi emballée à
côté de la boisson - aussi dans un sac en plastique ! Je comprend mieux pourquoi on trouve partout ces
sortes de monticules de déchets dans le coin des rues.

Je m’endors au doux son d’un karaoké désastreux. Partout résonne la délicate voix grasse d’un
anonyme alcoolique.

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