Fin et remerciements
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
par Simon Bérard · 02.01.2023
Siem Reap.
Après ma nuit de luxe dont je n’ai que très peu profité, je déniche une ruelle calme où s’agglutinent de
petites guesthouse familiales. Le gérant, un japonais, me montre ma chambre à coups de révérences.
Maigre, petit, avec un air très doux malgré sa timidité débordante. Il passe la journée avachi dans la
cour intérieure à bricoler d’anciennes pièces électroniques. J’avoue ne pas m’être intéressé à plus que
nos brefs échanges polis et courtois lorsque nous nous croisons dans la cage d’escalier.
Un jour cependant, j’apprends par un couple résidant dans la chambre voisine que le gérant a eu lui
aussi ses aventures cyclistes dans sa jeunesse. Il a fait le tour du monde sur un vieux vélo, en fuguant
son île natal pour s’engager dans plus d’une année de voyage, tout juste la vingtaine. Et il y a
cinquante ans !
Désormais, je le dévisage avec un interêt nouveau, sans oser pour autant engager une discussion
sérieuse.
Depuis la terrasse de l’hôtel, j’ai une vue plongeante sur les quelques tables d’un restaurant sans nom.
Trois enfants y passent la journée à escalader le mobilier branlant, sous l’oeil fatigué de leur mère, trop
occupée à la cuisine pour les gronder. De temps à autre, lorsqu’elle sort pour servir un client, elle les
prend furieusement par le bras pour les descendre sur la terre ferme, ce qui ne les empêchent pas de
recommencer aussitôt en criant. Un soir, lorsque j’y passe pour acheter de l’eau, les enfants tournoient
autour d’un touriste anglais qui n’a l’air de savoir comment s’en débarrasser.
Shit ! Répète le plus jeune en riant. Les deux autres hurlent.
Shit ! Fuck ! Fuck ! Débitent-ils ensuite ensemble, tout en s’accrochant aux vêtements de leur nouveau
passe-temps. L’anglais me lance un regard de détresse quand la petite fille s’installe sur ses genoux en
lui obstruant la voie sur sa soupe. Je hausse les épaules, très amusé par la scène.
En attendant, nous sommes tout de même le 31 et je ne sais toujours pas comment et avec qui je vais
passer le réveillon, malgré quelques messages échangés avec d’anciennes rencontres du Laos. Dans les
rues, déjà, on prépare toute sorte d’estrade. Les camions avec le nom de célèbres marques de bières sur
les côtes fusent partout dans la ville pour renflouer les réserves de tous les bars du centre. Vu le
monde, la soirée promet d’être terriblement animée.
Lucas, un français que j’avais déjà croisé le soir de la coupe du monde et que j’avais rencontré
totalement par hasard sur la route qui menait à Siem Reap me contacte et m’invite à le rejoindre.
Parfait.
Lorsque j’entre dans le restaurant dans lequel nous nous étions donnés rendez-vous, je retrouve une
tablée d’une vingtaine de personnes. Je suis impressionné de reconnaître plusieurs têtes. Une fille déjà
croisée à Luang Prabang, au nord du Laos (avant même que je commence à pédaler !), toute l’équipe
de français avec laquelle j’avais suivi le match France - Argentine (l’un d’entre eux ne s’est toujours
pas remis de la défaite) et d’autres rencontres fortuites que j’avais accumulée depuis le début. Je
m’assois en bout de table. Quel plaisir de se glisser à nouveau dans une discussion en français où la
pensée coule directement jusqu’aux paroles… Mes échanges compliqués avec le cycliste de la veille
(celui avec qui j’ai parcouru 60 km pour arriver en ville) me reviennent en tête. Je me promet de faire
tout mon possible pour progresser en anglais d’ici mon retour. Les rouleaux de printemps sont
mauvais, deux françaises à côté de moi commandent un dessert dont elles vantent les mérites mais qui
s’avère être immangeablement mauvais, mais au gré des discussions, cette connexion qu’ont les
voyageurs en errance semblent se créer. Chacune parle de son voyage, de ce qui l’a fait partir.
Certaines ont encore deux, trois mois, un, deux ans, une éternité d’aventure, d’autres se plaignent déjà
de leur retour à Paris, Bruxelles, Marseilles. Seules les bretonnes affirment se réjouir de retrouver leur
pays dans le pays.
Après avoir mangé, nous nous mettons en route, sans direction précise en tête. De toute manière, la
foule semble converger au même endroit : là où est la musique. Le nombre de bières, de personnes et
de décibels augmentent à mesure que nous nous rapprochons du centre. Sur les trottoirs, on aperçoit
parfois des hommes ou des femmes, debout derrière leurs frigo-valises dans lesquels trempe de
l’alcool bon marché vendu hors de prix. La police observe le monde avec un air détaché, en chassant
sans vergogne toute voiture tentant audacieusement de se glisser dans le cortège.
Notre petite troupe s’arrête parfois, sans que l’on sache pourquoi. On en oublie que nous n’avons ni
guide ni objectif défini. Jusqu’à ce qu’une personne reprenne les rennes, nous restons immobiles à
nous hurler dans les oreilles quel est notre prénom, une fois, deux fois - toujours pas entendu - trois
fois, un sourire - il a entendu - , deux heures après, rappelle-moi ton nom déjà ? Quoi ? J’entends pas !
On finit par atterrir devant une case dans laquelle s'active à toute vitesse une cambodgienne. De
l'alcool, un mélange dont je ne connais la substance mais qui fonctionne plutôt bien. Cher. Partout,
d'autres cambodgiennes s'activent elles aussi à toute vitesse dans d'autres petites cases comme celle
devant laquelle nous nous sommes agglutinés. D'autres touristes s'amassent eux aussi, leur petit verre
en plastique en main. Autour de nous, des néons bleu-rosâtre confèrent une aura attrayante, quasi
sensuelle, aux bouteilles de vodka qui trônent fièrement au-dessus des têtes.
Sans savoir comment, je me met à parler à une française persuadée que j'ai un don magique depuis que
j'ai deviné son signe astrologique - bélier, du pur hasard. Elle me raconte, l'air très sérieuse, qu'elle
s'intéresse énormément à l'astrologie et qu'elle croit aux ondes, aux énergies. Les énergies, les ondes, tu sais, me fait-elle en remuant les bras autour de sa tête en plissant les yeux, comme si je devais
comprendre au-delà de ses paroles. J'éclate de rire. Vu son air interloquée, je n'insiste pas sur le sujet.
Cependant, depuis que j'ai réalisé mon petit tour de magie, elle me suit partout, me suppliant de lui
révéler ma technique-pour-deviner-les-signes-astrologiques. Un magicien ne dévoile jamais ses
secrets, je lui répète en prenant un air mystique qui scinde son visage entre la suspicion, le rire, la
fatigue et l'envie tenace de découvrir la vérité. Lucas, complice, m'aide à faire passer des mensonges
toujours plus osés.
Je me rendrai compte le lendemain que je n'ai jamais eu le temps de lui expliquer que j'avais
simplement eu de la chance.
Nous bougeons finalement sous l'impulsion d'un membre qui croit savoir qu'un concert va avoir lieu
dans la rue principale - une grande artère nommée pub street (qui porte d'ailleurs bien son nom). La
foule est dense, nous nous frayons un passage dans l'agitation électrique. Les gens sourient, lèvent leur
bière lorsqu'on passe. Touristes ou locaux, le monde hurle, rigole, discute, boit, dans un joyeux
mélange.
Le gobelet en plastique, et son contenu, commencent gentiment à faire effet : tout est vaporeux, flou
dans la lumière des projecteurs qui envahissent le parterre. Cette douce euphorie me gagne, je ne
semble pas être le seul. Je discute avec un allemand, perd le groupe, le retrouve par chance, trouve des
cambodgiens soûls qui m'invitent à danser. Les couleurs chatoient.
La musique plus forte, des silhouettes aux balcons, violet.
Bribes de Khmer braillé à l'oreille gauche, un homme habillé tout en jaune danse au centre d'un cercle,
bleu.
Du vert mitraille, un kick terriblement agressif bombarde son rythme effréné, rouge.
Minuit arrive, minuit sonne.
Je tente comme je peux de saisir quelques images en surélevant mon appareil photo. Après un jet de
bière venu d'en haut - un groupe danse frénétiquement sur une terrasse en hauteur - , je range
furieusement mon appareil en priant pour que je puisse le réutiliser. Pour la millième fois, j'ai perdu le
groupe de français dans le tas. J'ai beau tenter de me mettre sur la pointe des pieds - cela aurait pu
marcher si les gens ne sautaient pas - mais impossible, cette fois-ci, de les retrouver. J'erre encore un
peu dans la foule en faisant quelques rencontres au hasard, les gens sont heureux, débordants.
Les Happy new year sont scandés partout, les gens se les échangent en se croisant. Un puissant
sentiment d'insouciance collective berce, enivre.
J'arrive détruit à mon hôtel, en tout cas c'est l'impression qui me reste. C'est la deuxième nuit
consécutive où le dosage n'est pas très subtil : je m'endors aussitôt, dans un sommeil lourd, étouffant
de chaleur et de bruit qui, par intermittence, fait presque vibrer les murs.
Un 31 à Siem Reap.
Petit message de fin : Bon. Voilà. C'est la fin de cette aventure et par la même occasion, le dernier post de ce blog qui fut une belle expérience d'écriture.
Six heures. Je n'ai pas dormi de la nuit. Pas l'envie. Je sors doucement de ma chambre.
10 janvier 2023. Je m'apprête à me lancer dans mes derniers jours de voyage. Mon objectif : Kep, un petit village balnéaire où je finirai mon itinéraire.