150 kilomètres et un anglais dont j'ai oublié le nom

par Simon Bérard · 31.12.2022

La nuit a été difficile. Un karaoké au loin, des odeurs pestilentielles écumant les toilettes, les bruits peu
distingués de mes voisins de chambres qui résonnent dans les canalisations - l'un d'entre eux a toussé
jusqu'à tard avec le raclement de gorge le plus gras que je n'ai jamais entendu.

Je m'assois sur le coin de mon lit, les cheveux dressés sur la tête et la marque d'oreiller encore
imprimée sur ma moitié droite du visage. Tout en fixant vaguement le vide, je commence à me gratter
frénétiquement les jambes. Surpris par ce réflexe, je me rends subitement compte que mes cuisses et
mes mollets sont envahis d'une constellation de minuscules points rouges - des piqûres.

Je me lève d'un coup en jetant un regard suspicieux à mes draps. La moindre poussière me semble
contaminée. Je soulève précautionneusement mon coussin, inspecte les draps : rien. Pareil pour mes
vêtements au bord du lit. Aucune trace de l'agresseur.

Un bâillement me pousse à abandonner. Je veux sortir. L'air de la chambre est irrespirable et à mesure
que le jour se lève, le bruit se fait de plus en plus insupportable - tout résonne dans la pièce.

Tout en préparant mes affaires, je pense à la journée qui m'attend. Il ne me reste plus que 150
kilomètres jusqu'à la ville suivante, Siem Reap, sûrement le site le plus célèbre du Cambodge. 150
kilomètres... deux jours. Deux jours pour retrouver un hôtel à peine plus confortable et, surtout, une
pause. Une discussion en français, une journée baladeuse, pas de vélo toute la journée. J'en rêve. Il est
vrai que cette nuit a porté un coup fatal a ma détermination cycliste, j'avoue me réjouir franchement de
pouvoir me poser quelques jours.

Alors lentement, une de ces pensées latentes naît dans mon esprit. 150 kilomètres... C'est faisable en
une journée ? Je n'ai jamais fait de telle distance d'une traite mais savoir que demain pourrait être une
journée de repos et d'errance contemplative dans une ville touristique me fait oublier la raison.

Je me brosse les dents avec une motivation nouvelle : aujourd'hui, objectif Siem Reap, un bon hôtel, et
un lendemain tranquille.

La porte de ma chambre s'ouvre avec une facilité redoutable. Je souris de rage en la poussant
gentiment. Je me demande comment je n'ai pu comprendre son mécanisme hier après-midi. Mon vélo
et mes sacoches sont maintenant prêts dans la cour, il ne me reste plus qu'à payer pour enfin m'en aller.

Je trouve la gérante à l'étage, avachie devant une table sur laquelle s'amoncelle une pile d'objets divers,
allant de pièces de rechange pour scooter à ce qui s'apparente à des factures. Je lui tend la liasse de
Riel - la monnaie locale - correspondante à la somme qu'elle m'avait indiquée hier : 10 dollars.

J'attend poliment qu'elle ait fini de compter avant de partir mais mes pieds sont déjà tournés vers mon
vélo qui m'attend sur le bord de la route, à la vue de tous les passants.

Mais la vielle me regarde soudain avec un air contrarié. Elle marmonne quelque chose puis replonge
dans ses billets qu'elle passe une nouvelle fois entre ses doigts. Soudain, elle brandit la liasse sous mes
yeux et commence à m'inonder de paroles. Évidemment, je ne comprend rien. Je tente de lui expliquer
qu'on avait convenu 10 dollars hier après-midi mais elle ne m'écoute même pas. À chaque fois que
j'ouvre la bouche, elle me coupe. Je ne peux pas placer un mot.

Le Khmer, que je trouvais jusqu'alors assez agréable et doux, devient soudain la langue du diable. La
vielle ne s'arrête plus. Elle gesticule en tournoyant les billets qu'elle tient fermement serrés avec le
bout de ses ongles tout en grimaçant ses mots qu'elle me jette littéralement au visage.

I don't understand. I don't understand !

J'ai beau lui répéter, rien n'y fait. Elle ne m'écoute pas.

10 dollars, je lui fais le signe avec les doigts. Ten !

Elle secoue la tête fermement en répétant le même mot toujours plus furtivement. Puis, dans un
claquement de langue, elle repart avec ses pétarades et ses explosions de bouche.

Je pense à mon vélo toujours à l'extérieur, il faut que je sorte d'ici au plus vite. Je ne comprend pas
pourquoi elle n'accepte pas mes billets. J'aperçois une feuille sur son bureau. Je sors un stylo et je fais
mon plus beau schéma. Peut-être qu'elle ne comprend pas que je lui donne l'équivalent de dix dollars
mais en Riel ?

10 dollars ----> 40 000 Riel

Me --------> 40 000 Riel --------> you

La vielle regarde par dessus mon épaule. J'accompagne chaque partie du schéma en me pointant elle et
moi du doigt. Je pensais peut-être trouver un terrain d'entente mais c'est justement la vue du schéma
qui semble la rendre plus agacée encore. Elle me jette un nouveau flot de paroles avec un air toujours
plus supérieur et vilain.

La fatigue prend simplement le dessus. Je me met à lui répondre en français dès qu'elle me couvre
d'injures - le ton laisse penser qu'il s'agissait effectivement d'injures. Mais mon vélo me rappelle qu'il
n'est pas le moment de perdre du temps. Une longue journée m'attend.

Je lui donne cinq dollars et elle se tait, satisfaite. Elle s'en va sans un mot jusqu'à son bureau sans me
jeter un regard. Bon. Je quitte les lieux sans un regret avec un profond sentiment d'énervement.

Il fait déjà chaud. Sur la route, je croise les chariots des paysans qui partent au travail. Les enfants,
assis à l'arrière, me regarde avec curiosité. 150 kilomètres, 150 kilomètres, je me répète. Ce soir, je
suis arrivé. Lentement, mes muscles se détendent pour accepter l'effort.

Commence ensuite le terrible jeu des bornes kilométriques qui pointent leur têtes rouges sur le bascôté
de la route. D'une écriture noir sur blanc à moitié effacée, elles indiquent la distance restante
jusqu'à la prochaine ville. Parfois, l'une d'entre elle indique soudain "Siem Reap" avec les kilomètres
correspondants. Mon oeil s'écarquille, les prédictions fusent dans ma tête. J'ai bien dû faire 10
kilomètres depuis que je suis parti... Mais la froideur des caractères noirs me rattrape toujours.
Souvent, je suis bien trop optimiste sur ma vitesse d'avancée. Je finis par ne plus les regarder, par peur
d'être constamment déçu.

À midi, je m'arête dans un petit restaurant. Un cambodgien vient tout de suite me parler. Il fait des
affaires à Siem Reap et il fait, tous les jours, l'aller-retour entre son petit village et la ville. Ses
collègues de travail me font un signe depuis leur table. Eux n'osent m'approcher, ils ne parlent pas
anglais. Lorsque je lui explique mon voyage, il me demande : why ? Il ne comprend pas le but de
l'aventure. Il me propose même de me prendre dans son beau quatre-quatre noir scintillant qu'il me
montre avec beaucoup de fierté. Difficile de lui exprimer les raisons qui m'ont poussés à partir, surtout
que je ne suis pas sûr qu'il saisisse tout ce que je lui dis : mon french accent en est peut-être la cause.

On se dit au revoir en se promettant qu'on se croisera le 31 à Siem Reap - il m'explique qu'il ira fêter le
passage à la nouvelle année en ville.

Peut-être est-ce le fait d'avoir prévu une distance plus longue pour la journée, mais je ne sens que très
peu l'effort. Tout semble un peu plus vaporeux et flou : je pédale mécaniquement en observant les
alentours. Ma petite plante bien arrimée sur mon porte-gourde tremblote doucement au contact d'un
petit changement de terrain. Elle semble bien tenir pour l'instant. Je l'arrose à chaque pause.

Et, à nouveau, la lenteur du voyage m'attrape. Ce n'est pas ce paysage magnifique, ce paysage
grandiose, c'est ces landes monotones et plates qui ne demandent pas à être contemplées, qui sont
simplement là, un peu grises, un peu seules, oubliées. Mais ce sont elles qui créent cet état d'esprit
unique, ce sont elles qui berce et qui font oublier les kilomètres.

En prenant une pause en haut d'un faux plat, je remarque une enfant qui m'observe en souriant. Elle
disparaît, assise à l'arrière d'un char bleu, au fond de la route. Au loin, quelques collines font le dos
rond, à moitié happée par la douceur grisâtre et monotone des nuages. 

Malheureusement, 150 kilomètres restent 150 kilomètres. Après une demi-journée bien remplie, la
fatigue, amplifiée par la mauvaise nuit, débute son engourdissement. Mes jambes deviennent
terriblement lourdes et molles. Ma tête commence à grésiller d'un mauvais maux de tête dont
j'aimerais me débarrasser en m'essorant l'esprit.

En pleine effort, Je remarque soudain au détour d'un virage un véhicule qui me semble atypique. Un
autre voyageur en vélo ! Je me rapproche, le dépasse une première fois en jetant un bonjour puis je
continue. Il faut que j'avance, je me dis. Pas le temps pour discuter. Quelques kilomètres plus loin, le
voyageur me dépasse à son tour avec un sourire. En puisant dans mon ego, j'arrive à le rejoindre et la
discussion s'engage naturellement.

Il est anglais, cheveux longs, des lunettes calées sur le crâne. Son vélo couine étrangement mais cela
n'a pas l'air de lui poser problème pour rouler. Cela fait plusieurs années qu'il voyage partout autour du
monde. Marre du pays, me dit-il. Les opportunités sont ailleurs. Il me raconte sa rencontre avec sa
copine au Costa Rica, leurs aventures de globe-trotter en couple. Lorsque je lui demande où se trouve
sa petite amie, il pointe la route, derrière nous. She's coming, she's coming. Je ne comprend pas mais je
n'en demande pas plus.

J'apprends qu'il vise lui aussi Siem Reap : parfait. J'ai donc un compagnon pour me changer les idées.

On parle de tout et de rien. Je tente même de l'interviewer lorsque nous roulons mais la tentative se
révèle assez infructueuse, je manque de tomber à plusieurs reprises. J'apprends qu'ils (lui et sa copine
qui arrive) pensent sûrement s'installer dans un pays d'Asie ces prochaines années, trouver un travail,
vivoter tranquillement loin de l'Europe. Durant notre échange, je me rends subitement compte que je
l'avais déjà croisé dans le sud du Laos, en même temps que Stephen. Nous étions tous les quatre dans
la même auberge mais je n'avais pas eu l'occasion de leur parler. Le gérant de l'hôtel nous avait dit à
Stephen et moi que le jeune couple tentait de réparer une barque pour aller vivre en autonomie sur une
île voisine. Maintenant, je cerne mieux le personnage.

Après une courte halte, nous regardons nos cartes respectives. La route sur laquelle nous nous
trouvons fait une sorte de détour avant d'arriver à Siem Reap, nous pourrions couper à travers la
campagne pour gagner du temps ? Nous repérons une route de terre annexe qui semble s'enfoncer droit
dans la direction souhaitée.

Why not, répète l'anglais.

La terre sèche remplace l'asphalte. Nous soulevons de petits nuages qui nous suivent doucement dans
notre avancée. Parfois, lorsqu'un camion passe, c'est un brouillard éphémère qui nous tombe sur les
épaules. Impossible de voir à plus de deux mètres tant la poussière est dense. Mais la majorité du
temps, nous sommes seuls. Le silence s'installe, nous pouvons enfin rouler côte à côte, ce qui facilite
grandement notre échange.

Après une demi-heure de route, nous nous rendons compte que nous sommes perdus. Nous aurions dû
bifurquer plusieurs kilomètres auparavant. Nous nous remettons en route, la fatigue soudainement un
peu plus présente. Nous parlons tout deux de moins en moins. Enfin, après avoir retrouvé le petit
chemin de terre qui serait censé nous rapprocher de notre objectif, nous reprenons nos discussions.Mais lorsque le soleil se met à décliner, nous ne balbutions plus un mot. De toute manière, la route que
nous suivons devient bien trop étroite pour laisser deux cycliste rouler ensemble. Les nids-de-poule
finissent de nous éloigner l'un de l'autre : il faut toujours garder un oeil attentif vers le bas sous peine
de tomber.

Autour de nous, la campagne. La vraie, celle dont on rêve. Les villages s'enchainent et les habitants
nous regardent passer. La plupart nous font de grands signes. Les enfants nous hurlent des bonjours en
riant. L'air se gorge d'odeurs de fumées qui pique la gorge : des feux gisent çà et là sur le bord, brûlant
des branchages, parfois des monceaux de plastique que reniflent curieusement les chiens errants. Entre
de grands arbres, nous apercevons les champs à perte de vue, la silhouette endormie d'un buffle ou
d'une vache se dorant de soleil couchant, une barque endormie gisant entre les branchages, non loin du
ruisseau asséché. Toutes ces scènes qui appellent autant d'imaginaires oubliés et qui réveille une
sensation de douceur et de calme. Magnifique.

Et, comme à quelques reprises auparavant, cette mystérieuse sensation de satiété me prend comme
dans un éclair. Subitement, soudainement, c'est là, c'est maintenant. Je suis au bon endroit. Je savoure.
Malgré la fatigue, malgré la nuque qui me tire, malgré le genou qui me pince et les jambes qui me
grattent - toujours ces piqûres...

Dans une de nos pauses, je demande à l'anglais quelle sera la première chose qu'il fera lorsqu'on
arrivera à Siem Reap. Il me répond sans hésiter : drink beer.

Nous arrivons dans les toutes dernières lueurs du jour devant la route principale qui mène en ligne
droite jusqu'à Siem Reap, notre point d'arrivée. Après tant de silence, le retour de la circulation est un
choc. Les moteurs et les Klaxons semblent deux fois plus stridents. Nous installons nos lampes à
l'arrière et à l'avant et rejoignons le long serpent de trafic.

Maintenant, c'est de l'oubli, c'est rester sur la ligne réservée au scooter en s'efforçant de ne pas dévier
du côté voiture. C'est tenir son cap pour ne pas manquer de renverser une famille qui se balade le plus
naturellement du monde sur un scooter qui semble étouffer sous le poids de ses occupants.

Dans l'obscurité reine, jamais les kilomètres ne m'ont semblé passer aussi lentement. Le noir a gagné
les paysages et vient ramper jusqu'aux bas-côtés de la route. Seuls les flashs intermittents des phares
rouges, blancs, oranges, verts ou même bleus troublent la nuit naissante.

Puis, lentement, la ville se dévoile. D'abord, quelques échoppes aux néons fatigués, des parkings
gigantesques. Les lumières tremblotent, scintillent.

La route s'élargit, les immeubles gagnent en étages, les lampadaires se multiplient. Bientôt, la couleur
est partout. Le bruit des conversations et de la foule grandissante s'ajoute à celui du trafic qui se
densifie. Nous passons nos premiers feux verts, nos premiers carrefours et ronds-points.
L'arrivée au centre est impressionnante. Moi qui n'avait connu jusqu'alors que les petites bourgades du
Laos ou une modeste ville paysanne du nord du Cambodge, c'est la grande découverte. Les hôtels de
luxe rivalisent de démesure, les centre commerciaux se marchent dessus en mangeant les immeubles
voisins, les fils électriques s'emmêlent comme les toiles de milliers d'araignées. Et les touristes !

Partout, des bobs, des slogans d'Amérique, des lunettes en coeur, du français, de l'anglais mâché, du
chinois, du coréen, j'entend même un accent romand (enfin, je crois).

On se fraie un chemin parmi les scooters, on avance dans un champs de bruit et de lumière.

Heureusement, et malgré l'impression de chaos, tout est terriblement fluide. Fluidement chaotique. En redoublant d'ingéniosité, en prévoyant le déplacement de tel poids-lourd, on peut trouver sa voie entre
deux camions, sur le trottoir, dans la ruelle piétonne... Un grand jeu.

Nous finissons enfin par dénicher un bar. Je m'écroule sur ma chaise. Mes cernes débordent. Avant
même que j'aie mon mot à dire, l'anglais commande quatre bières. Je n'ai pas le courage de me lever
pour retrouver le serveur. Nous parlons de rien mais avec beaucoup d'enthousiasme. La bière qu'ils
nous servent semble être la meilleure de ma vie. Vraiment.

Bientôt, sans que je sache trop comment, les bouteilles s'alignent sur la table. Une nouvelle femme fait
son apparition en face moi. La copine de l'anglais ! Je me redresse un peu, on discute. Elle nous dit
qu'un paysan l'a prise à l'arrière de son camion et emmenée jusqu'à Siem Reap sans qu'elle ait à se tuer
à la tâche. 

Elle n'a fait finalement fait qu'une vingtaine de kilomètres aujourd'hui, ce que l'anglais ne fait que de
répéter en secouant la tête en mimant une grande déception. Ils font mine de se disputer, ils
s'embrassent puis recommencent. J'avoue ne plus suivre totalement la discussion, je suis déjà heureux
d'avoir compris qu'ils voyageaient ensemble en vélo mais à leur propre rythme.

Je me contente donc de les observer avec le même sourire en coin et en hochant la tête de temps à
autre. Après deux bières, je me rappelle - il était peut-être temps - que je n'ai toujours pas mangé, que
j'ai fait 150 kilomètres et que c'est donc pour ça que l'alcool me fait autant tourner la tête, et, aussi, par
la même occasion, que je n'ai toujours pas d'hôtel et qu'il doit être vingt-et-une heure environ.

Je leur fais longtemps mes adieux - ils me paient mes bières - et je me met en quête d'un hôtel dans
l'intense circulation de la ville. Après quelques croisements seulement, je me rends compte que je ne
vais pas pouvoir poursuivre longtemps à cause de mon taux d'alcoolémie actuelle qui me fait tenter des
dépassements plutôt audacieux. Je prends une chambre dans le premier hôtel que je croise : trente
dollars la nuit, extrêmement cher mais je préfère m'arrêter là pour m'éviter d'autres ennuis plus
conséquents.

Après m'être installé, je me force à sortir pour manger quelque chose. J'aurais pu m'endormir sur un
fauteuil, même peut-être debout. La pizza est mauvaise, le restaurant est étrangement vide. Je rentre
rapidement et m'endors à l'instant où ma tête s'écrase contre le lit.

Je suis à Siem Reap.

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