Guerre et Jihad

par Elias Giudici et Michael Gowen · 02.12.2019

Trois gamins jouent sur un canon antiaérien, font tourner les manivelles dans tous les sens et imitent le bruit des bombes. Parfois, on voit des scènes qu’on voudrait immortaliser en un éclair. On n’ose pas toujours
capturer ces instants. Peur de briser l’intimité des gens, de leur voler quelque chose. Peur de photographier ce qu’il ne faut pas montrer ou de montrer ce qu’il ne faut pas photographier.

Nous remontons l’allée, Elias et moi. Il y a sur notre gauche plusieurs modèles de tanks et d’aéronefs. Des canons et des camions de tôle et de métal. Sur notre droite, un muret nous sépare d’une pente. A bonne distance de nous, en contrebas, se dressent des missiles balistiques de plus ou moins grande taille, qui dépassent notre hauteur. C’est calme, vide et aveuglant. Le musée était très sombre, alors nos yeux se réhabituent lentement à la lumière.

La première chose qui me marqua de Téhéran, ce sont les longues express ways que les voitures empruntent à toute heure pour survoler la ville. C’est comme hisser la tête sur la surface et dominer le chaos, avant d’y
replonger. Elles glissent le long des collines et se faufilent entre les immeubles. En enjambant les rues et les carrefours. Quand on passe endessous, on voit les larges piliers de béton qui la soutiennent. Des portraits y
sont accrochés. De jeunes hommes en uniformes verts au regard paisible. Dessinés dans un style qui rappelle celui des grandes fresques sur certaines façades d’immeubles bordant l’express way. On peut voir ces visages un peu partout dans Téhéran. Le visage des martyrs de la guerre qu’on a gravé partout pour ne pas oublier.

La guerre éclata entre l’Iran et l’Irak en 1980 pour se terminer en 1988. Ces huit ans de guerre frappaient un pays qui venaient de vivre un changement radical de pouvoir en 1979. La révolution avait renversé le dernier Shah et permis l’arrivée au pouvoir d’un nouveau régime. L’Ayatollah Khomeini devenait ainsi le guide suprême de la République Islamique d’Iran. Se pencher sur ces évènements, c’est comprendre un peu plus la société iranienne actuelle. Quand Saddam Hussein lança l’offensive dans les provinces pétrolifères et arabophones de l’ouest de l’Iran, il ne s’attendait sans doute pas à une telle résistance d’un pays alors instable et affaibli. La situation s’enlisa rapidement pour devenir une guerre de position, dont les affrontements se concentraient autour de la frontière. Près d’un million de personnes périrent dans un conflit
stagnant qui marqua profondément les esprits et qui fut ensuite instrumentalisé à des fins politiques.

Tout en Iran se ramène toujours à une date. Il y a un avant et un après 1979. C’est l’année où certains ont vu le peuple iranien renverser un gouvernement qu’ils jugeaient autoritaire et dépassé. L’année où naissait en beaucoup l’espoir d’un pays libre et indépendant. C’est l’année ou l’Ayatollah arriva au pouvoir et où fut proclamée la République Islamique. Dès lors, la révolte populaire s’appellerait Révolution Islamique.

La guerre influença profondément la construction de la République Islamique, ainsi que son mode de pensée actuel. Elle dit aujourd’hui de ceux qui partirent se battre au front, qu’ils sont allés défendre les principes de la Révolution Islamique. Ainsi, cette guerre s’appelle la Défense Sacrée. Et les morts sont des martyrs qui ont emprunté le chemin du jihad, la guerre sainte. La mise en place de ces dogmes sera favorisée par certains aspects de l’évènement, tels que le caractère désespéré de la lutte et l’opposition au
monde occidental ainsi qu’au monde sunnite. Lorsque les hostilités débutèrent, l’ONU demanda immédiatement un cessez-le-feu. Sans exiger pour autant de Saddam Hussein le retrait de ses troupes du sol iranien. La communauté internationale ne condamna pas ou très peu l’usage que fit l’Irak d’armes chimiques dans ce conflit. Le gouvernement irakien déclarera en 2002 à l’ONU que la technologie et les connaissances pour mettre au point son programme d’armement chimique venaient majoritairement de pays tels que les Etats-Unis, l’Inde la France ou l’Italie.

Le nouveau régime de Téhéran accusait l’Occident de soutenir de manière injuste son ennemi. C’est de cette injustice que naquit un sentiment de haine, qui grandira envers les puissances occidentales. Dans le métro de la capitale, il y a au mur des affiches qui rappellent chaque jour aux passants, que les Etats-Unis ont payé les bombes irakiennes qui tombaient chez eux. Que les Etats-Unis ont abattu le vol 655 d’Iran Air. Que la présence des Etats-Unis dans le Moyen-Orient n’amène que mort et misère. Ils sont des menteurs et des profiteurs. Leur idéologie est fausse, oppresse le faible et profite du juste.

C’est cette guerre qui confèrera leur puissance aux Gardiens de la Révolution. Une milice que l’Ayatollah créa après son arrivée au pouvoir. L’idée de jihad allait aussi permettre à l’Iran d’enrôler de jeunes adolescents volontaires et inexpérimentés. Les Bassidj, qui furent la chair à canon des forces armées. Ceux qui sont représentés sur les larges fresques du musée. Arme au poing et bandeau sur le front, partant à l’assaut sans peur en hurlant de courage.

Dans le Musée de la Révolution Islamique et de la Défense Sacrée à Téhéran, on raconte l’horreur de la guerre et le courage des iraniens qui donnèrent leur sang et leur vie. Il y a une représentation de la terreur et du devoir qui me rappellent beaucoup les musées que j’ai visités, en d’autres endroits, sur la Première Guerre Mondiale. Sans doute à cause du côté guerre de position.

On marche sur un sol vitré. Juste en dessous, la terre et les mines pour montrer ce que c’était de franchir les lignes ennemies. On traverse la reconstitution d’une école bombardée dans un village et on raconte aussi l’ignoble usage des armes chimiques et leurs conséquences. Nous trouvions juste de décrire ces évènements. Le musée les raconte, car il y avait à l’époque le sentiment d’être seuls contre tous. D’être victime d’une agression. Mais était-il juste de dire que tous ceux qui sont morts dans cette guerre le sont en voulant défendre les idéaux de la république ? Était-il juste d’appeler cette guerre une guerre sainte, en déformant le principe du Jihad ? Était-il juste d’appeler 1979 l’année de la Révolution Islamique, quand le peuple Iranien a
juste souhaité la liberté avant tout ? Et qu’en est-il des huit années de guerre de tranchées ? N’y avait-il vraiment aucun intérêt à ce que la guerre s’éternise ? Après le conflit, le régime de l’Ayatollah était plus solide que jamais, et il naquit de ces évènements une caste militaire privilégiée ; les Gardiens de la Révolution, qui
sont aujourd’hui une organisation pilier des classes dirigeantes, en politique comme en économie, ayant accès à des postes à hautes responsabilités. Cela réduit la confiance des gens envers certaines institutions du pays comme les médias, la police, la banque ou encore la médecine.

Vers la sortie du musée, il y avait une grande passerelle traversant un couloir sombre dont on ne voyait pas le bout. En marchant dessus, on levait la tête et l’on pouvait voir des centaines et des centaines de plaques d’identité militaires suspendues en l’air. Je marchais toujours sur ce pont qui décrivait une petite courbe au-dessus du sol. J’étais seul dans la salle. Je redescendais et j’arrivai dans une grande pièce illuminée. Les murs étaient couverts de dorures impressionnantes, dans lesquelles brille une lumière verte. Le plafond était
drapé d’un blanc soyeux. On entendait sortir de nulle part, des voix d’hommes qui chantaient ensemble, dans l’exaltation. Je sortis du musée et rejoignit Elias, qui m’attendait dehors, sous le soleil. Puis l’on prit le chemin de la maison.

Je repense brièvement à nos amis de Marguilan, qui nous parlaient de l’Islam. Je repense à la première fois du voyage où l’on me montra un Coran. En le déposant fragilement dans mes mains comme une chose précieuse. Puis je pense à ce que je viens de voir en marchant à côté des tanks, des camions et des motos. Les 125, sur lesquelles on voit les Bassidj rôder dans les rues de Téhéran. Et partout en Iran, on voit les portraits et les monuments aux martyrs. Sur lesquels on se recueille et on prie.

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