Deux rives

par Elias Giudici et Michael Gowen · 29.12.2019

À peine arrivés à Istanbul, on s’assied sur un quai. Sous nos pieds coulent les eaux agitées du Bosphore. La nuit est tombée et une tempête anime aussi bien le ciel que la mer. Les lumières de la ville nous permettent de voir l’autre rive. C’est l’Europe, que nous avions quitté il y a bien des mois, par le même détroit. Cette fois, nous dormons sur la côte asiatique, dans le quartier d’Üsküdar. Plus calme que celui où nous créchions à l’aller. 

L’appartement que nous avions loué près de Taksim Square, sur la rive européene d’Istanbul dans un quartier animé, ressemblait à une planque. Nous avions une chambre avec lit double, une salle de bain et une pièce centrale servant à la fois de cuisine et de salon. La fenêtre donnait sur une ruelle ou cohabitaient chats et chiens errants.Nous logions dans cet appartement depuis quelques jours. Sur la table du salon se trouvaient nos carnets d’écriture, encore presque vierges, des clopes, un appareil photo, des dollars et des lires au milieu de d’autres objets plus ou moins importants. La réservation de ce logement et le vol avec lequel nous étions arrivés deux jours auparavant à Istanbul étaient les seuls élément du voyage ayant été planifiés avant notre départ de Genève. 

Assis autour de la table, nous commencions à penser au chemin qu’il nous faudrait parcourir. La Mer Caspienne et l’Ouzbékistan, la Géorgie ou encore l’Iran. Cela paraissait si loin devant nous et il semblait difficile de s’arracher à l’Europe pour traverser par la terre et la mer une dizaine de miliers de kilomètres. Une longue route nous attendait, celle des anciennes et des nouvelles routes de la Soie.

“Nous allons donc partir à la rencontre de ces marchés et de tout ce qu’il représentent. Ils sont un lien entre le passé et le futur de ces pays. Un point ou les échanges économiques et culturels entre les différentes ethnies de cette partie du monde sont visibles.”

Ça sonnait bien dans le dossier que nous avions remis à Lombard Odier, quelques mois avant d’arriver ici. En entrant dans le Grand Baazar, en découvrant la vie nocturne tantôt festive tantôt glaçante des rues bondées d’Istanbul à la fin de l’été, c’est une nouvelle réalité que nous appréhendions. Les touristes venus de l’Europe et de l’Orient marchent dans les rues animées de la métropole eurasiatique, ignorant presque les enfants qui dorment au bord de la route ou les petits affrontements qui ont lieu lorsque un homme en chaise roulante essaye de voler une poignée de lires à un vendeur de thé. Nous étions des enfants qui s’éloignaient pour la première fois d’un monde qu’il leur est familier, sans aucune idée de ce qu’ils allaient vraiment chercher ni de comment ils feraient pour aller aussi loin de chez eux. Six pages rendues à la Fondation Lombard Odier et les feuilles de notes qui allaient avec représentaient notre seul point de repère. Celui-ci va deviendrait de plus en plus abstrait au fur et à mesure que nous avancerions dans les rues de l’antique capitale byzantine, dans les déserts kazakhs, les montagnes kirghizes et dans les bazars d’Iran.our avancer, il nous avait fallu commencer à organiser le tout. Penser aux visas, aux bus ainsi qu’aux vêtements chauds lorsque l’hiver arriverait. Peut-être juste pour nous rassurer de la faisabilité pratique notre
itinéraire, puisque peu de choses se sont passées comme prévu. Durant les premiers mois, nous avons appris avant toute chose à accepter le fait d’être perdus. Le fil rouge de notre voyage, n’a lui pas disparu et a fini par nous ramener dans la ville où tout avait commencé.

Les jours suivants notre retour à Istanbul, nous nous sommes rendus sur la rive européenne. Dans des lieux que nous avions vu des mois auparavant. Sans doute avec un regard qui n’existe plus aujourd’hui. Durant notre premier séjour, nous prenions notre petit déjeuner sur la terrasse d’une petite boulangerie. Un café turc et un pain à l’orange, servis par Alçi. 

Notre repère matinal de la rive asiatique était bien différent. C’etait aussi un établissement modeste, tant pour la décoration que pour la carte, mais ne manquant pas de charme. Ismail, un homme d’une soixantaine d’année et Adem, son jeune employé Ouzbek, nous servaient pita à la pomme de terre, croque-monsieurs (halal) et des assiettes de crudités dont les ingrédients me rappelaient une salade grecque - bien qu’aucuns en Turquie n’auraient pas apprécié la comparaison. Tout ceci accompagné de café turc et de quelques verres de thé pour la fin. Cela faisait du bien de retrouver les produits méditérranéens. L’huile d’olive par dessus tout. Sans parler de ses arômes irrésistibles, elle est bien plus digeste que l’huile de coton qu’on verse au fond des marmites ouzbèkes. La première fois que nous sommes arrivés à Istanbul nous avions débarqué dans l’inconnu. Mais en y revenant, nous nous sentions près de chez nous, de notre culture, car contrairement à ce que beaucoup peuvent penser sur notre continent, l’identité européenne existe. Nous partageons une histoire et un mélange de cultures se fondant et se refondant au cours des millénaires. Bien évidemment, chaque nation, chaque ville et chaque communauté a aussi sa propre histoire. Mais de l’Azerbaijan au Kirghizstan, nous étions européens avant d’être suisses.

Kadiköy sent la mer, Taksim sent l’embrouille. Dans le premier vous mangez un délicieux sandwich au poisson. Dans le second, vous essayez de faire comprendre à la gérante du resto dans lequel vous venez de manger que vous savez pertinemment qu’elle vient de voler votre chaîne en argent. Partout en Orient, on vous dit que Taksim Square est le pire endroit pour les touristes. On a dû nous raconter des histoires sur ça dans la plupart des pays que nous avons visités. Mais Taksim c’est aussi un de ces lieux qui sont des symboles de la métamorphose d’une société - meme d’un pays tout entier - sous Erdogan. Là où se trouvait autrefois un parc est aujourd’hui construite une grande, très grande mosquée. Prête, par son emplacement dans un lieu hautement touristique, à devenir un symbole du pouvoir turc ainsi que de l’union entre le
pouvoir en place et la religion musulmane sunnite, quitte à bafouer les principes laïques instaurés par Atatürk, en même temps que la République de Turquie. C’est est un très beau pays. Riche par sa culture, sa cuisine et ses habitants. Pourtant quelque chose plane dans ses villes, dans ses discussions avec les locaux. Un sentiment nationaliste difficile à comprendre pour les européens. Que l’on ressent lorsque des universitaires vous expliquent en quoi le massacre des arméniens n’était pas un génocide, mais bel et bien la défense légitime d’un état. La crise économique est elle aussi présente, au delà des preuves du développement impressionnant ayant eu lieu dans ce pays ces dernières années. Le nationalisme qui balaye la remise en question, mêlé à la pression grandissante d’une récession visible dans la vie de tous les jours, devient d’autant plus dangereux. 

Le Grand Bazar nous a déçu la deuxième fois que nous sommes arrivés à Istanbul. Après tout ceux que nous avions vu, il n’était guère plus qu’une vitrine pour touristes, où l’artisanat est difficile à trouver entre les bagues et les chaînes toutes similaires, de production industrielle pour la plupart. Les alentours du bazar sont presque plus fascinants. On y trouve des activités commerciales plus variées, presque comme un bazaar à ciel ouvert. En septembre, peu de temps après être arrivés à Istanbul, nous sommes partis à la recherche d’un appareil photo argentique. Il nous semblait impossible de trouver un magasin vendant ce type d’appareil d’occasion, pour un prix correct. Pourtant, au fil des indications des commercants nous avons fini par trouver une allée souterraine remplie d’appareils photos de tous les âges. Cela avait été notre premiere leçon. Pour se retrouver dans un bazar, il faut chercher quelque chose.
Peu de temps après nous sommes partis pour Kars. 

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