D'ocre et de miel

par Elias Giudici et Michael Gowen · 04.01.2020

Quelques minutes de stop, c’est quelques minutes de clope Tous les passagers de l’autocar Metroturizm se ruent vers la porte pour descendre. Malgré les protestations d’Hassan, le steward en chemise blanche qui hausse la voix, finissant tout de même par rejoindre les autres pour s’en griller une. Ça fait de très longues heures déjà que nous traversons le pays. 

Une fois nos billets en poche, on avait appréhendé l’interminable trajet qui nous attendait. Dans notre planque à Istanbul, on avait très vite abandonné l’idée de l’avion pour gagner Batumi, en Géorgie. La question du
départ germait dans nos esprits. Après plusieurs jours de vagabondage dans cette immense ville, qui n’en finissait pas de nous surprendre et de nous engloutir. On se rendait à peine compte d’où l’on se trouvait, et maintenant on comprenait qu’il fallait partir. Vers l’inconnu complet. Le départ, le vrai. On nous avait parlé de quelques villes à l’Est et certains noms se répandaient en nous comme le thé dans l’eau bouillante. Ankara, Konya, Kayseri, Sivas…mais finalement nous avons choisi Kars. Non loin de la Géorgie, tout près de l’Arménie. On avait vaguement entendu parler d’un train qui partait pour Ankara, mais avait-on réellement envie de s’égarer à nouveau dans une métropole, qui nous semblait plus vaste encore ? Les grandes villes turques, immenses et imposantes, qui érigent vers le ciel comme une menace, leurs minarets, leurs mâts et leurs drapeaux rouge vif, ornés du croissant et de l’étoile aux silhouettes tranchantes.

Il n’existe pas de train pour aller à Kars, mais un type dans un hôtel nous a appris qu’on pouvait s’y rendre en autocar et que les tickets se prennent à la gare routière. Elle est loin, au bout d’un long trajet de métro pour traverser la ville, qui jamais ne semble devenir moins dense. C’est un ensemble symétrique qui me fascine. Un impressionnant édifice très « vieux neuf » en béton préfabriqué qui devait être un fleuron
d’urbanisme dans les années 80. Aujourd’hui grisonnant et un peu sale, mais très fonctionnel et solide. Le bâtiment principal, qui n’est qu’un hall pour changer l’argent, acheter des clopes ou manger un kebab, se trouve au milieu d’un grand circuit qui forme un U. Autour de lui, empruntant cette grande voie en U, circulent les taxis et les voitures, venant entre le bâtiment principal et les innombrables guichets d’agences de voyage. Dans ces agences, on entre, paye notre place et traverse jusqu’à la porte de derrière pour trouver le car qui attend le départ et quitte l’autogare par un des ponts de sortie latéraux. Tous ces guichets portent des noms et des symboles de compagnies que nous ne connaissons absolument pas. Alors on entre au hasard dans un bureau de vente de Metroturizm, trop éclairé au néon cru, où deux types en chemise blanche tapotent leur clavier d’un air blasé. Fumant des cigarettes derrière un haut comptoir bleu clair. 
« We want to go to Kars » dit-on.
« You want to go to Kars ? I come from Kars » répond lentement l’un des deux gars. Ses yeux s’illuminent.

 

Certaines étapes du voyage nous aguerrissent en quelque sorte, pour ce qui nous attend plus tard. Faire ce premier trajet, qui dure plus de 24 heures, va nous accoutumer aux distances interminables qu’on traversera parfois, dans des conditions moins agréables. Un certain genevois n’avait pas tort quand il écrivait que passé Istanbul, tout devient infiniment plus grand. C’est l’Asie, à perte de vue, à perte de temps.

Le bus a mis un sacré long moment pour sortir de la ville et de sa périphérie énorme. Maintenant, il roule sur les larges autoroutes rectilignes et fraichement goudronnées qui traversent le pays de long en large. On passe les étapes. S’arrêtant dans une ville, puis dans une autre. 24 heures pour voir la Turquie, d’un terminus à l’autre.

Avant notre périple, on pensait que l’on prendrait bien plus de trains. Et c’est en s’éloignant du Bosphore que l’on comprend qu’ici, on attache moins d’importance aux splendides halls de gares à l’Européenne, qui
rappellent un faste révolu. Dans l’immense Turquie, les gens prennent l’autocar, qui part à l’heure et qui arrive à l’heure dans des gares routières flambant neuves, écloses partout sur de grandes places de béton avec colonnes, dômes, larges portraits et drapeaux. Comme des fortins au milieu d’un royaume.

 

Aussi, la garde arrête parfois notre expédition sur le bord de l’autoroute. Des policiers cagoulés et armés montent alors un moment pour jeter un oeil aux passeports des passagers, puis le moteur redémarre et le paysage continue à défiler derrière la fenêtre. Nous comptons les bannières et les mosquées qui semblent sortir de terre à tout instant. Des mats de métal colossaux portent des voiles rouges au croissant blanc à l’horizon, comme un gigantesque navire. Atatürk en figure de proue et Erdogan au gouvernail.

L’Anatolie a la couleur du grès et de l’ocre. A travers la fenêtre, elle semble immense et plate mais tandis que la nuit tombe, elle devient collines et montagnes. La terre, qui paraît engouffrer l’obscurité du ciel, perd
ses teintes tièdes pour devenir sombre et froide. L’air change sa douceur pour se faire plus mordant quand nous descendons les marches de l’autocar, non loin d’Erzurum sur le haut-plateau Arménien.

Parfois, Elias et moi discutons dans un de ces moments creux, on mesure le voyage en plein de choses différentes : les bazars visités, les chambres habitées, les taxis empruntés et l’argent dépensé. Les cigarettes et les verres de thé. Comme si toutes ces choses représentent un peu le chemin que nous suivons, et prennent sans cesse une autre forme, un autre visage qu’il nous faut à chaque fois reconnaître, avant de les suivre encore. Comme le thé en Turquie, noir et sucré dans les gobelets de verre. Le thé qui devient subtil et tranquille dans les chaikhanas d’Ouzbékistan. Il devient plus clair, plus léger chez les kirghizes. Plus foncé, plus doux chez les Persans et à Tabriz enfin il retrouve son amertume et sa chaleur qui nous rappelleraient la froide nuit d’Erzurum, qu’on avait connu cent jours plus tôt. Non, ce pays n’est pas facile et son thé lui ressemble, me dis-je en voyant les chiots errants qui attendent de mourir dans le froid, le long de la route ; quand le jour se lève et que nous arrivons enfin à Kars où les rues sentent le crottin, les épices et le miel. Il y a là une petite maison qui illumine vaguement le parking, et tous, nous sortons du sommeil pour aller boire un thé sur les chaises à l’entrée du restaurant vide. Les petits verres fument dans le froid. Je garde mon menton dans le col de ma veste et les mains dans mes poches, quand je ne les sors pas pour boire une gorgée de thé noir que j’ai sucré abondamment.

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