To’y

par Elias Giudici et Michael Gowen · 17.09.2019

Ruslan était un peu la première personne que nous rencontrions vraiment en Ouzbékistan. Je ne sais même plus comment nous avons eu l’idée d’aller à Nourata. Nous continuions de traverser le pays d’Ouest en Est et il semblait de plus en plus que nous remontions un courant qui prenait sa source à Tachkent pour s’évaporer à Khiva…car après Khiva, il y a le Karakalpakstan d’où nous venions et les caravanes de touristes ne vont pas jusqu’à la bas sauf pour voir le désert d’Aral.

Ça nous faisait du bien d’arriver à Khiva, nous dormions dans un des deux hôtels familiaux qui accueillent la plupart des gens voulant passer la nuit dans la citadelle. Rachid était le propriétaire des lieux. Il avait racheté à bon prix de nombreux établissements au moment de la chute de l’URSS, quand certains ont pu devenir de gros propriétaires du jour au lendemain. Il semblait être l’homme le plus influent de la vieille-ville et régnait en maître dans le domaine du tourisme qui constitue la plus grosse source de revenus de la citadelle. C’était un homme assez vieux, qui rigolait beaucoup d’une voix rauque de fumeur. Un excellent adversaire aux échecs qui savait faire pression et prétexter le faux mouvement quand la partie tournait à son désavantage. La
ville elle-même, ceinte d’une grosse muraille de pierre et de terre est un échiquier sur lequel il a placé ses pièces aussi bien que les énormes minarets bleu turquoise du haut desquels on voit le Turkménistan, loin derrière les toits beiges des maisons et les champs de coton. Il y avait toujours ici ce goût de sécheresse qu’on avait dans la bouche en traversant le Khorezm. Comme s’il n’y avait plus assez d’eau dans le sol, comme s’il n’y avait plus d’âme dans les vieilles medersas et les anciens bazars. Un air de faux et de mise en scène qui nous poursuivrait jusqu’au magnifique Reghistan de Samarcande. 

Entre Khiva et Boukhara, on retrouvait l’éternelle mashrutka qu’on commençait à bien connaître dans ses usages, ses coutumes et même ses lois physiques. Parce qu’on peut toujours faire rentrer un sac en plus dans une mashrutka, quelle que soit la place et la manière. Elle part quand tous les sièges sont pris. Elle sert de transport en commun et de service postal. Les prix dépendent parfois de rapides et discrètes
négociations. Le chauffeur fume presque toujours au volant et c’est lui qui choisit l’endroit où tout le monde s’arrête pour manger et aller aux toilettes. La Passat au kilométrage astronomique, c’est le grand classique au Kirghizistan où tout le monde dans la voiture se passe rapidement les mains sur le visage dans un geste de prière avant de prendre la route. En Ouzbékistan on préfère l’éternelle et insipide Chevrolet Sedan blanche qui roule au méthane et qu’il faut très souvent amener dans les larges stations à gaz éclairées au néon pour en remplir la grosse bombonne rouge dans le coffre. Alors le chauffeur s’arrête trois, cinq, six fois, dépendant de la route, pour faire descendre tout le monde à l’entrée des stations. Histoire qu’on fume une clope et qu’on se dégourdisse les jambes en attendant qu’il fasse le plein tout seul pour éviter les dégâts en cas d’explosion. Puis on remonte dans l’habitacle serré où personne ne parle.

Il faisait nuit sur la route de Boukhara. J’écoutais ma musique et je profitais de la toute petite intimité de ma place contre la fenêtre en pensant à cette nouvelle ville qu’on allait découvrir. Elle était plus grande et plus animée que Khiva. Il y avait plus de petites auberges. Un peu plus de touristes et moins amassés. Ils marchaient çà et là pour visiter les ateliers de la vieille ville et acheter de la soie. Les boutiques ici tentent tant bien que mal de relancer l’artisanat de la région qui disparue presque à cause de l’URSS. Boukhara était belle, vieille et calme. Un peu kitsch parfois mais charmante tout de même avec une certaine douceur de vivre qu’on appréciait chaque jour dès le matin. Au petit déjeuner dans la cour de l’auberge on nous servait le pain au sésame, le melon blanc, la pastèque et le lait caillé. Nous avions acheté un petit échiquier portable dans un étal près des murailles et faisions de très longues parties en souvenir de Rachid quand on avait erré au hasard et qu’on ne savait plus où aller. Nous cherchions le coin de Boukhara qui vivait et qui s’animait à l’écart des places touristiques mais terminions dans des coins trop calmes et isolés pour ne pas
s’y asseoir et jouer un peu en fumant quelques cigarettes. 

Comme nous venions de voir deux villes, que la prochaine serait plus grande encore et que nous voulions sortir de cette ornière que les autocars creusent au coeur de l’Ouzbékistan en évitant les petites villes rurales qui avaient fleuri un peu partout sous l’URSS, nous avons entrepris de partir pour Navoï une assez grande ville un peu plus au nord qui porte le nom d’un poète Ouzbèk. Puis, sur cet élan nous sommes allés jusqu’à Nourata sans s’arrêter. 

C’est très doux comme endroit, l’air parait propre et frais. Des truites nagent dans une source sacrée qui coule au creux de la colline ou passent les moutons. C’est ici, que nous avons rencontré Ruslan, le propriétaire d’une auberge. Il nous a montrés les environs. Les interminables routes au milieu de nulle part, l’énorme lac artificiel d’Aydar k’ol et les grandes steppes qui séparent les villages ensablés que les soviétiques construisirent pour forcer les nomades à se sédentariser. L’Ouzbékistan c’est une immense étendue un peu artificielle elle aussi, dans sa structure, ses frontières et même sa nature. Ruslan nous a parlé des différents peuples qui vivent ici : ouzbeks, kazakhs, karakalpaks…puis nous a proposés de rendre visite aux tadjiks qui vivent dans les montagnes de Nourata.

Quand on est arrivés dans le petit village de Sentyob, le jeune guide qui marchait à petit pas rapides devant nous se tourne vers nous en agitant l’annulaire pour nous expliquer pourquoi il y a autant de bruit et de musique qui résonne dans la vallée. « To’y ». Ça veut dire mariage. Evidemment, nous étions invités. On nous assit à une table loin de la scène où les mariés se tenaient. Il était assez tôt sans que l’on pu dire exactement quelle heure il était. Le soleil cognait et se répandait dans ciel blanc au-dessus de nos têtes. Il y avait grand monde dans cette place, les hommes étaient assis et les femmes se tenaient sur le côté, à l’ombre des petits arbres près du muret. Derrière nous, le chanteur donnait de la voix dans les haut-parleurs qui jetaient leur musique avec fracas sur l’assemblée au milieu des montagnes rocailleuses et solitaires. Nos voisins de table ne prêtaient pas spécialement attention à notre situation d’étrangers et versaient dans un rythme accablant, la vodka dans nos coupelles et dont les bouteilles vidées jonchaient le sol à nos pieds. On servait sans s’arrêter la grenade, le raisin, l’agneau et le plov que nous avalions pour absorber l’alcool
qu’on nous faisait boire à chaque toast. Au moment où les clameurs, le soleil et l’ivresse se confondaient le plus, un jeune garçon en tunique coiffé d’une mitre blanche apparut sur un cheval au milieu de la foule, et les convives se levèrent en liesse pour glisser des billets de banque chiffonnés dans son col bientôt rembourré d’un argent offert au jeune couple que nous voyions à peine tout là-bas.

On a dormi. Beaucoup. Et le lendemain nous étions à Samarcande. Bien plus grande que ce qu’on imaginait et moins jolie surtout. Malgré les superbes enjolivures et les boiseries des medersas silencieuses qui tombent en ruine derrière leurs magnifiques façades colorées que viennent prendre en photo les vacanciers allemands, espagnols, italiens ou français. Nous voilà revenus sur la Route de la Soie et du tourisme. On visite à Samarcande la tombe d’Islam Karimov, dirigeant de la RSS d’Ouzbékistan et premier président de la République d’Ouzbékistan actuelle. Mort il n’y a pas si longtemps, en 2016. Année à partir de laquelle on raconte que la corruption diminua beaucoup dans le pays qui mène depuis une politique de développement intensif du tourisme, c’est peut-être ça qui donne à cette ville son allure étrange. Parfois magnifique, parfois insipide. Ce qui nous a frappé c’est la dualité de cette ville. On marche un peu hors du centre et les rues s’animent différemment, derrière les maisons qui n’ont pas encore été démolies pour assainir le plan des rues. Comme si ici, il y avait une deuxième ville qui était mise à l’écart des visites guidées. C’est par ici que passent les gros camions chargés de sacs, de caisses et d’emballages qui seront ensuite vendus plus en détail au bazar dans le centre, sur les étals carrelés et numérotés. Comme les poissons dans la mer, il y a toujours un plus grand bazar qu’on ne voit pas forcément. En tout cas, je n’ai pas tout compris de cette ville mais ça m’arrivait souvent en Asie centrale.

Un soir enfin, alors qu’on n’a pas vu le temps passer, on rentre rapidement à l’auberge pour prendre nos sacs et dire adieu à notre hôte, avant de filer à la gare dans un taxi qu’on paye plus cher pour aller plus vite. En
retard comme souvent, on manque presque le train mais on quitte finalement Samarcande l’antique pour gagner Tachkent, à bord du TGV de l’Afrosiyob.

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