Kezmarok

par Lou Golaz et Max Shore · 05.10.2016

Le but de ces jours de route était d'atteindre Kezmarok, petite ville de Slovaquie au pied des monts Tatras. En effet, nous avions là-bas un rendez-vous avec une équipe hors du commun. Autant dire que nous n'étions pas prêts; nous étions fatigués des courtes nuits sous tente et il faisait soudain très froid dans ce climat montagnard. 

Est sorti de la rue Ivan Akimov, grand homme hirsute qui nous a broyé la main tout à tour avec vigueur, sa balalaïka en bandoulière : "entrez, entrez, on vient de commencer!". Alors nous entrons, ou plutôt nous sommes propulsés dans la minuscule salle de répétition dont la porte qui donne sur la rue indique "Kesaj Tchavé" (les enfants de la fée) en lettres colorées. La température passe de 13 à 28 degrés, la salle allongée d'environ 20m2 abrite une 30aine d'enfants et d'ados qui gueulent à tue-tête et qui tournoient au son d'un mauvais synthé à un rythme effréné. On s'est mis derrière pour regarder la répétition de cette troupe uniquement composée de jeunes Rroms des bidonvilles de Kesmarok. Moi, ça m'a pris aux tripes dès les premières secondes. J'avais les larmes qui montaient devant cette énergie, cette beauté à l'état brut, cette vérité complète, ce dévouement. Ils dégageaient une telle puissance ! J'avais la tête qui tournait. Ce n'était pas une répétition comme chez nous, avec des pauses, des reprises, des discussions, non ! Ça ne s'arrête jamais ! Ivan leur gueule dessus comme un monstre et ils repartent de plus belle. Il chantent tellement fort et l'espace est tellement petit que j'ai peur pour mes oreilles et en même temps ça n'a aucune importance devant ce spectacle épatant. Je n'ai jamais vu une telle honnêteté chez nous. Une telle revendication d'être en vie.
Et puis tout à coup ils nous ont pris avec eux et je crois que ça nous a fait beaucoup de bien. Il fallait vider toute cette émotion qui était montée et bouger, gueuler, danser est la meilleure façon de le faire. À la fin, nous étions tout aussi trempés qu'eux, haletants et reprenant nos esprits après ce moment unique et complètement hors-temps.
Quand tout s'est calmé, nous avons joué et chanté un peu avec quelques garçons qui restaient et c'était agréable de pouvoir échanger nos noms, avoir un réel contact, hors de la rue, dans un cadre défini.
Ivan, qui se doit de faire le monstre en répétition car c'est la seule manière possible de faire travailler sa bande se révèle très calme à l'heure du thé. Nous avons appris beaucoup avec lui, sur le métier de musicien, la situation des Rroms à Kesmarok et ailleurs, le partage avec eux, des histoires à dormir debout.
Nous avons participé à une autre répétition avec les Kesaj et surtout, nous avons eu l'occasion unique d'aller chez Roman, un des garçons de la troupe, pour jouer de la musique.
On avait chargé dans le van le synthé, le jembé, la basse, la guitare, le saxophone et un amplis. Heureusement que nous étions avec Roman, qui nous guidait dans le bidonville alors que tous les regards se posaient sur nous avec insistance, d'un air curieux, méfiant, intrigué, perplexe.

Les enfants sont pouilleux, courent dans tous les sens, les jeunes fument à 10 ans, les filles de marient tôt et certaines sont enceinte à 14 ans. La lessive sèche partout, en bordel sur des fils tendus entre les baraques.
Roman a 8 frères et sœurs, le père est parti, c'est la mère qui gère la maison, qui fait la taille de ma chambre. Heureusement, il fait chaud grâce au poêle et la vitre cassée est bourrée avec une grosse couverture. On a apporté des cigarettes, du café et des biscuits. On installe les instruments, ils mettent le son du synthé à fond et c'est parti ! La salle se remplit, on joue tout d'oreille bien sûr, et le plus fort possible ! Les musiciens affluent, essayent les instruments avec brio, les enfants dansent et le son ne s'arrête jamais. Max et moi, on arrive pas toujours à suivre mais c'est pas grave, le but n'étant pas de penser, ici, mais de faire. Il y a une sorte d'urgence, de besoin de remplir l'espace sans s'arrêter, jamais. Je crois que ça aurait pu durer 10 heures si nous n'avions pas décidé de remballer en fin d'après-midi. Autant dire qu'en revenant, on a fait la sieste. Tout de suite.

En fin de semaine, on quitte ma mère, mon frère et le van. Avec Max, on repart pour la Roumanie, en quête de cette intensité trouvée à Kezmarok. Je crois qu'on s'est pris une grande claque pleine de vie, avec tout ce que la vie contient: l'amour, la mort, la misère, la tendresse, la violence... Une grande claque qui nous a fait réaliser à quel point la vie est intense.

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